Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

samedi 17 août 2019

L'hommage de Chaland à Will Eisner

Évidemment, une grande partie de l'oeuvre de Chaland est une revisitation inspirée des albums de Franquin, Tillieux, Jijé, Vandersteen, etc.

Mais il est une autre influence que l'on oublie parfois : Will Eisner.  La couverture et la "splash page" de Bob Fish ont de faux airs d'aventures du Spirit. Et la magnifique scène de poursuite nocturne de l'album constitue un hommage évident au héros masqué.

Quelques exemples de cases très eisnériennes :

(Will Eisner,"Rue noire", paru dans Nuits d'encre. Yves Chaland possédait la planche originale dont est tirée cette case dans sa collection.)
(Yves Chaland, Bob Fish.)


Comme Eisner, dans cette planche, Chaland utilise aussi un dessin hors-case au moment où son héros attrape le fuyard :


(Will Eisner, "Deux vies", Les Paumés.)


(Yves Chaland, Bob Fish.)


Une autre case jouant sur l'obscurité ressemble à du pur Eisner :

(Will Eisner, "La Castagne", Nuits d'encre.)

(Yves Chaland, Bob Fish.)


Les uppercuts de Bob Fish rappellent aussi furieusement ceux du Spirit :

(Will Eisner, The Spirit.)
(Yves Chaland, Bob Fish.)


Chaland n'a jamais caché son admiration pour Will Eisner, en le citant par exemple parmi une longue liste d'inspirateurs dans une interview parue dans Les Héritiers d'Hergé, de Bruno Lecigne. Lecigne évoque d'ailleurs "l'influence d'Eisner et de Lou Fine (collaborateur d'Eisner) sur sa technique de clair-obscur pulpeux". 

Quand Chaland a-t-il découvert Le Spirit ? En France, Phénix en a publié deux épisodes (en 1967 et 1974), tout comme la revue Poco en 1970-71. Publications plutôt confidentielles, donc. Il y eut ensuite de très nombreuses histoires publiées à l'instigation de Greg dans l'hebdomadaire Tintin en 1973 et 1974, mais en couleurs (et les couleurs criardes du Spirit ont toujours été une horreur. Étrangement, il n'y a jamais eu un(e) coloriste capable de trouver les tons justes, comme Anne Frognier a pu le faire pour Hugo Pratt).

Les quatre volumes à l'italienne parus en anglais entre 1974 et 1976 chez les Hollandais de Real Free Press, dont les couvertures ont été conçues par Joost Swarte, n'étaient pas faciles à dégotter en France à l'époque...

Selon Nicolas Balaresque dans Yves Chaland, l'enfance de l'oeil, ce serait Denis Sire qui aurait fait découvrir Eisner et Lou Fine au créateur de Bob Fish. Peut-être... Ce qui semble évident, c'est que Chaland, qui fut maquettiste de Métal Hurlant vers 1979, a eu entre les mains les quatre magnifiques albums du Spirit parus aux Humanoïdes Associés en 1977 et 1978. Couvertures sublimes (Robial ?), grands formats, beaux titres (Rêves de satin, Nuits d'encre...), excellente sélection d'histoires... Seul bémol : ces albums sont extrêmement fragiles...

En 1981, Chaland s'est même livré à un amusant pastiche du Spirit, publié plus tard dans Les Années Métal :

(Comme avec certains personnages de Captivant, Chaland n'hésite pas à faire parler Ebony avec un accent que le politiquement correct d'aujourd'hui réprouverait sans doute...)


L'admiration de Chaland pour Eisner s'est aussi traduite dans sa collection de planches originales : il avait acheté à la librairie Album la planche du Spirit de "Rue noire" avec la poursuite de nuit (dont est tirée la première case publiée dans ce post).

Chose incroyable, si l'on songe à la différence de génération et la vie bien trop brève de Chaland, ces deux créateurs se sont même rencontrés en 1980. On peut même sans doute dater leur rencontre au jour près, grâce au compte-rendu de la tournée européenne d'Eisner rédigé par son éditeur Denis Kitchen dans le numéro 25 de The Spirit (septembre 1980). Après Londres et avant Copenhague et Amsterdam, Eisner s'est arrêté à Paris le 24 juin. Au programme, visite de la librairie Temps Futurs, interview à L'Humanité (!) et halte au siège de Métal Hurlant, où le créateur du Spirit a passé un moment avec Jean-Pierre Dionnet et Philippe Manoeuvre. Les deux compères avaient dû prévenir Chaland de la visite du grand homme (à cette période, il avait quitté son activité de maquettiste aux Humanos pour se consacrer pleinement à Bob Fish).

Le cliché qui immortalise cette rencontre est très étrange : Chaland a l'air un peu gauche et ne regarde pas du tout Eisner. Excès de timidité ou d'admiration, peut-être...







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