Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

mercredi 4 août 2021

L'hommage caché de Moebius à Captivant ?

 Dans un précédent post, je m'étais intéressé au logo de Captivant, l'album de Chaland et Cornillon, discret hommage à celui de Vaillant.


Mais ne serait-ce pas ce logo qui figurerait aussi, légèrement modifié, dans la version couleur du Garage Hermétique de Moebius ?


La dynamique typographique un peu courbe et inclinée ainsi que la forme du grand "T" de ce "Captivating" rappellent le logo de l'album du duo Chaland-Cornillon.

Pourtant, étrangement, ce "Captivating !" ne figure pas dans la version d'origine de la page (par ailleurs un magnifique hommage aux splash pages du Spirit) telle que parue en noir et blanc :


En lieu et place de ce "Captivating !", on y trouvait un "Absorbant" dans une typo beaucoup plus ronde :


C'est dans la version en couleurs du Garage hermétique parue en octobre 1988 aux Humanoïdes Associés que ce "Captivating !", traduction littérale de "captivant", apparait soudain. Cette version couleur avait été créée à l'origine par Marvel pour la publication de l'album aux Etats-Unis.

Pour cette mise en couleurs, cinq noms de coloristes sont cités (mais parmi eux ni Chaland ni son épouse Isabelle Beaumennay, qui, on le sait, mettront en couleurs les premiers tomes de L'Incal).

Le nom de Moebius est également crédité pour les couleurs de ce Garage Hermétique. Serait-ce lui qui se serait amusé à glisser le mot "Captivating" dans son dessin ? Qui d'autre aurait osé modifier ainsi un détail dans cette planche emblématique du Maître ?

Un petit mystère de plus pour cet album mythique.

dimanche 21 février 2021

"Captivant", un album sous influence... communiste ?

Chaland et Cornillon, ces géniaux revisiteurs de la bande dessinée franco-belge, sont le plus souvent associés aux grandes heures des éditions Dupuis et Lombard (cette dernière donnera même son nom à l'un des héros les plus célèbres de Chaland). Une école belge bien-pensante et sous influence catholique, que nos deux amis s'amuseront à subvertir, toujours avec respect. A lui seul, Chaland publiera des variations autour de Morris (John Bravo), de Tillieux (Bob Memory), de Peyo et Sirius (Godefroid de Bouillon), de Franquin et Hubinon (Le Cimetière des éléphants).

Mais a-t-on remarqué un autre hommage discret qui barre la couverture du premier album du tandem, Captivant ?



Pour comprendre, il faut revenir au 1er juin 1945. Ce jour-là paraît le premier numéro de Vaillant, une publication qui prend la suite du Jeune Patriote, né dans la clandestinité sous l'Occupation. Les héros des premières bandes dessinées qui y sont publiées sont souvent des Résistants en butte à des méchants nazis.

Observons le logo de Vaillant : lettres rouges pétantes, légèrement penchées vers la droite et ombrées, longue barre gauche du "T", grand point rond sur le "i",  lettres qui vont en rapetissant et légère courbure générale (1). 

 



Voilà qui ressemble diablement au logo de Captivant :



Regardons maintenant de plus près la punchline de Vaillant :


"Le journal plus captivant". Un slogan qui sera décliné au fil des numéros de Vaillant, sous des formes visuelles différentes.

Pourrait-il s'agir d'une coïncidence ? La parenté graphique des deux logos et le choix de cet adjectif, "captivant", laisse plutôt penser à un clin d'oeil. Un clin d'oeil qui surprend, car Chaland et Cornillon (très tourné, lui, vers la bande dessinée américaine, certaines histoires de Captivant faisant songer à Wrightson), ne semblent pas trop avoir louché du côté de l'école Vaillant (à moins que Cornillon admire Poïvet ?)



Idéologiquement, si l'on ose dire, on n'associe pas le très politiquement incorrect tandem Chaland-Cornillon à Vaillant, publication proche du Parti Communiste Français. Esthétiquement non plus, d'ailleurs, surtout si l'on songe que Vaillant prendra le titre de Pif en 1969. Placid et Muzo ne semblent pas faire vraiment partie du panthéon de nos deux amis.

D'autant que le tandem ne se prive pas de prendre pour cible les communistes dans Captivant :


Ou encore :



Chaland a souvent raconté qu'il était fasciné par les recueils du Journal de Spirou qu'il découvrait, enfant, chez ses cousins et qu'il avait voulu en restituer l'esprit dans Captivant. Il semblerait que lui ou son compère Cornillon aient aussi eu en main des exemplaires de Vaillant. S'inspirer d'un logo "communiste" pour créer une fausse publication "anti-communiste" pastichant des bandes dessinées franco-belges bien-pensantes, voilà qui leur ressemble bien, au fond...

(1) Selon Marcel Birkan, auteur d'une très complète histoire de Vaillant parue dans Le Collectionneur de bandes dessinées (à partir du n° 50), ce logo pourrait être l'oeuvre du dessinateur Gire (Eugène Giroud).

vendredi 15 janvier 2021

Moebius et le bleu Maxfield Parrish

 C'est au hasard d'une chine (sur le net...) que j'ai acquis cette dédicace de Jean-Pierre Dionnet. Elle figure dans un exemplaire du volume 1 du recueil des couvertures (et éditos) de Métal Hurlant, paru à l'occasion des trente ans du magazine, en 2005 (un régal, soit dit en passant).


La couverture du recueil en question :


Qui reprend la couverture mythique du premier numéro de Métal Hurlant, paru en 1975 :


Dans ses Mémoires, Un pont sur les étoiles (Hors Collection, 2019), Dionnet, membre fondateur des Humanoïdes Associés et rédacteur en chef de Métal Hurlant, revient sur l'histoire de cette couverture : "On y voit un monstre assis sur un rocher. C'est une peinture de Moebius, qui a interprété un dessin réalisé par Maxfield Parrish dans une publicité pour les lampes Mazda, qui représentait une femme."

Maxfield Parrish (1870-1966) fut une star de l'illustration américaine de la première moitié du XXème siècle (Daybreak, qui date de 1922, est une oeuvre iconique). Il est devenu richissime grâce à des campagnes de publicité ou à ses calendriers pour Edison-Mazda, la célèbre compagnie d'éclairage.

Moebius lui-même a revendiqué le clin d'oeil, à sa manière ludique et cérébrale : "Ce dessin est inspiré d'une peinture de Maxfield Parrish, qui représentait une très belle femme assise sur un rocher. Je l'ai réalisé comme une blague, mais derrière cette blague il y a une idée intéressante. Peut-être que cette fille est vraiment un monstre et nous voyons maintenant sa vraie forme avec des seins plats et vides. Elle pleure, car elle sait qu'elle est seule et qu'elle est un monstre." (The art of Moebius, Epic Comics, 1989, traduction Christophe Compin, à qui on doit un travail remarquable sur les inspirations de Giraud/Moebius).

La peinture en question est sans doute Stars, qui date de 1913, et semble avoir inspiré Moebius pour la composition, le rocher et surtout le bleu, ce fameux bleu cobalt parfois rebaptisé "Parrish blue" tant il a rendu célèbre le peintre américain :


En évoquant une publicité Mazda dans sa dédicace, Dionnet pensait sans doute plutôt à cette peinture-là, qui reprend le même cadrage :


Ou à celle-ci pour le bleu ?



Dans ses Mémoires, Dionnet raconte comment Parrish parvenait à ce bleu d'outre-monde : "Le dessin de Moebius est très beau, mais son bleu n'est pas aussi pur que celui de son modèle. Parrish possédait une technique particulière dont Corben s'inspirera. Il commençait par tracer son trait avec un bleu très léger, sur lequel il posait des couleurs pures, comme un rose fuchsia, puis il recouvrait le tout d'un léger glacis et il ajoutait une couche de vert. Il obtenait ainsi des couleurs transparentes qui se superposaient avec un effet de lumière unique." Le fameux "glaze" Parrish...

Il faut bien l'avouer, on a eu un choc, quand, quarante ans après sa réalisation, on a découvert l'original lors d'une (étrange) vente aux enchères de bandes dessinées organisée par Artcurial à Hongkong. Il est parti à 29 000 euros (frais compris)  :

"Dessin insolé", précisait la notice...

Ou le fameux jaune Maxfield Parrish ?