Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

mardi 8 décembre 2020

Jijé, la biographie définitive ?

 Il a déjà été question de Jijé ici, notamment à propos d’un hommage appuyé de Chaland au père de Blondin et Cirage.

Il va en être de nouveau question aujourd’hui, à l’occasion de la parution de Joseph Gillain, une vie de bohème, la monumentale biographie que lui consacre François Deneyer, créateur de l’ex-Musée Jijé à Bruxelles. Monumentale par ses dimensions (450 pages grand format, plus de deux kilos sur la balance…) Monumentale par son exhaustivité et sa précision chirurgicale. Monumentale, enfin, par la richesse de l’iconographie, très souvent inédite. 



Jijé et l'abbé Balthasar à Dinant en 1945.


Au-delà des faits connus -Jijé pilier du Journal de Spirou pendant la guerre, Jijé maître de Morris, Franquin et Will, Jijé créateur de Jerry Spring…-, François Deneyer révèle ou éclaire des pans méconnus de la vie de Joseph Gillain. Ainsi, découvre-t-on que, comme beaucoup de Belges, le jeune homme fut furtivement fasciné dans les années trente par le phénomène Léon Degrelle, sans doute sous l’influence du conservateur abbé Balthasar, un ami de sa très chrétienne famille (et dont il serait tentant de faire l’abbé Wallez de Jijé, même si leur oeuvre commune, la biographie d’Emmanuel, pensée comme un autre best-seller à la Don Bosco, fut un échec retentissant, dont les causes sont parfaitement analysées par François Deneyer). Mais tentation de jeunesse seulement, car, toute sa vie, Joseph Gillain restera un homme libre, indépendant des chapelles politiques.



Jijé, maître du style semi-réaliste (ici, Blondin et cirage au Mexique, 1951).

D’ailleurs, le chapitre méticuleux que François Deneyer consacre aux huit semaines que Jijé passa à la prison de Dinant à la Libération permet enfin de connaître toute la vérité sur ce mystérieux épisode. Le dessinateur fut bien victime de commérages locaux s’étonnant qu’il ait pu nourrir sa famille pendant la guerre uniquement grâce à ses « petits dessins ». On admirera au passage l’énergie vitale de Jijé, capable de continuer à dessiner du fond de sa cellule, tandis que sa famille se faisait un sang d’encre à l’extérieur…



Le célèbre Spirou de Jijé qui ornera la première page du Journal de Spirou à partir de novembre 1947.

Justement, au fil des pages et des anecdotes se dessine un étonnant portrait psychologique de Joseph Gillain : chrétien sensuel, travailleur acharné, ami truculent, père atypique, capable de lubies et de distractions insensées. Et, par dessus tout, une énergie folle -entre 1940 et 1945, il aura dessiné… 672 planches ! C’est à cette même période qu’il inaugure son style réaliste, qui, à son summum -disons les années 50, avec Le Gang du diamant et Golden Creek en point d’orgue- sera caractérisé par un « fouetté » unique. Le « Milton Caniff belge » influencera une pléiade d’auteurs, à commencer, bien entendu, par Giraud.



Une case emblématique du Gang du diamant.

Autre dimension intéressante relevée par François Deneyer et souvent absente des biographies consacrées aux stars du neuvième art : le prix des planches pratiqué par les éditeurs lors de la pré-publication et son évolution selon les époques et les supports. Précision non anodine, car elle amènera Joseph Gillain -qui devait faire « bouillir la marmite » d’une famille nombreuse- à consacrer pas mal de temps à la publicité ou à ses dérivés comme Bonux-Boy. On comprend aussi entre les lignes que cet impératif matériel ne fut pas étranger à la reprise de Tanguy et Laverdure, cette série, au fond, qui ne ressemble guère à Joseph Gillain…



Une couverture peu connue signée Gillain.

L’une des autres qualités de cette biographie est de ne pas cacher que Jijé pouvait « expédier » certaines planches, notamment dans les Valhardi yé-yé ou certains Jerry Spring (François Deneyer montre bien comment le passage de trois à quatre strips par page, fortement suggéré par Dupuis, a profondément modifié cette dernière série, en réduisant de fait les dessins de chevaux et de grands espaces).


Là encore, la différence avec Hergé-le-perfectionniste saute aux yeux. Les relations entre les deux auteurs -agacement d’Hergé trouvant, à juste titre, que Jijé le copie un peu trop à la fin des années trente, relations cordiales empreintes d’admiration plus tard- sont d’ailleurs bien disséquées, correspondance à l’appui.



Autoportrait de Joseph Gillain aux Etats-Unis, vers 1949-50.

D’ailleurs, s’il fallait comparer cette très riche biographie à l’une de celles consacrées au père de Tintin, ce serait sans nul doute à Hergé : Lignes d’une vie (Moulinsart) de Philippe Goddin. Même exhaustivité, même rigueur, même empathie critique. Précisons enfin que ce pavé est édité par François Deneyer lui-même et que son tirage se monte à 1000 exemplaires seulement. Ce qui devrait en faire un objet recherché dans quelques années…