Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

dimanche 31 janvier 2016

Vers la Ligne Claire



L'une des choses stupéfiantes, chez Swarte, est la rapidité avec laquelle il est passé de son style underground à une Ligne Claire parfaitement maîtrisée. Il lui faudra à peine trois ans, entre 1970 à 1973. N'oublions pas, pour bien mesurer le chemin parcouru, qu'il est le premier à réaliser cette métamorphose, que d'autres feront à sa suite (Ted Benoit en tirera même le titre d'un album, préfacé par Swarte).

(On sait que l'influence de Marc Smeets a été déterminante dans la redécouverte de la modernité d'Hergé par Swarte.)

Suivons cette métamorphose par l'image (ce qui sera l'occasion de découvrir des histoires et des cases rares, publiées dans Tante Leny, mais, à ma connaissance, non reprises en album).



(Swarte, Tante Leny n°1, 1970)


Au cours de l'année 1971, le style évolue un tout petit peu. On note une certaine influence de Willem:



(Swarte, Tante Leny n°8, 1971)


Nouvelle évolution l'année suivante, avec un personnage dont la coiffure préfigure un peu l'aileron de Jopo de Pojo :



(Swarte, Tante Leny n°11, 1972)

La vraie première apparition de son trait et de ses personnages surgit clairement dans cette case unique du numéro 12 de Tante Leny :



(Swarte, Tante Leny n°12)


Symboliquement, c'est dans le numéro 13 de Tante Leny, qui marque la fusion avec son propre journal, Modern Papier, que Swarte a définitivement trouvé sa voie (avec l'aide de Lao-Tseu, qui sait ?) Nous sommes en mai 1973. On le voit tout d'abord dans cette fausse couverture peu connue (puisqu'elle n'apparait en fait qu'en page 3 du numéro) :



(Swarte, Tante Leny n°13, 1973)


Et dans cette planche publiée plus loin, où l'on reconnait notre ami Anton Makassar. Swarte a aussi trouvé sa signature (en haut à droite):



(Swarte, Tante Leny n°13, 1973)


C'est donc bien dans les tout premiers mois de 1973 que Swarte invente son style. Cette année-là, il réalise les magnifiques illustrations pour Papalagi et la fameuse histoire Esclaves de la seringue, qui ouvrira plus tard L'Art moderne

La klare lijn était née.



vendredi 15 janvier 2016

Joost Swarte et Serge Clerc


C'était hier soir le vernissage de la partie parisienne des magnifiques expositions Ligne Claire, Paris-Bruxelles Aller-Retour de la galerie Champaka. Joost Swarte et Ever Meulen exposés à Bruxelles, Yves Chaland et Serge Clerc à Paris.

Parmi les oeuvres de Serge Clerc (la première planche du mythique Nid d'espions à Alpha-Plage, 20 000 euros, ou encore les Strays Cats au Rose Bonbon, sublime, 5000 euros), plusieurs planches de son Journal, un album dans lequel ses fans ont parfois eu du mal à entrer, mais qui pourrait bien être son chef d'oeuvre. Et parmi ces planches, celle où il rend un hommage appuyé à Joost Swarte (1500 euros, vendue instantanément...)

Il y réinterprète notamment la première case splash de l'histoire Caesar Soda :



(Swarte, Caesar Soda, 1973)



(Serge Clerc, Le Journal, 2008)


Ailleurs dans l'album, il reprend la couverture magnifique du numéro 46 de Métal Hurlant :



(Swarte, 1979)



(Serge Clerc, Le Journal, 2008)


En l'occurrence, ici, on pourrait presque dire que Serge Clerc "evermeulénise" Swarte, en aiguisant la ligne claire du Hollandais.

Ailleurs encore, c'est Jopo de Pojo qui apparait dans l'album :



(Serge Clerc, Le Journal, 2008)


Serge Clerc représente d'ailleurs Joost Swarte et Ever Meulen eux-mêmes dans cet album :



(Serge Clerc, Le Journal, 2008)

Dans un petit texte inclus dans le catalogue de l'exposition, que l'on peut également trouver sur l'excellent blog Les Mémoires de l'Espion, Serge Clerc évoque la Ligne Claire : "Joost Swarte inventait une architecture art-déco futuriste, une Belgique années 50, dans un univers parallèle où Tintin serait très bizarre dans sa tête. Pour moi, la Ligne Claire, c'est la simplification de la ligne, la pureté, l'essence",  y écrit-il. 

En bon esthète fétichiste, Serge Clerc possède d'ailleurs depuis longtemps dans sa bibliothèque les quatre volumes du Spirit avec couvertures de Swarte publiés dans les années 70 par la Real Free Press.

On a déjà écrit dans un autre post pourquoi Serge Clerc ne faisait pas partie stricto sensu de la Ligne Claire. Si l'on devait vraiment trouver une filiation, ce serait plutôt avec le Ever Meulen deuxième manière, celui du tout début des années 80, aigu et stylisé. Il lui rend d'ailleurs un discret hommage en forme de clin d'oeil automobile au détour d'une case du Journal :



(Serge Clerc, Le Journal, 2008)


Un garage qui fait rêver...

Addendum, septembre 2023. Dans le numéro 8 de Métal Hurlant nouvelle série, au détour d'une longue et passionnante interview de Philippe Manoeuvre, voilà ce que l'on peut lire : "Un soir, chez moi, je recevais Swarte, Serge Clerc, Ted Benoit et Yves Chaland. Et Swarte a donné à tout le monde un petit livre qui s'appelait De Klare Lijn, en nous disant : "C'est une exposition sur Hergé que j'ai montée, on l'appelle la ligne claire car c'est la ligne la plus sublime de la bande dessinée et je pense que la bande dessinée irait mieux si des gens comme vous, de votre envergure, de votre talent, rejoignaient la ligne claire..." Alors tout le monde s'est exclamé être d'accord, puis ils ont prêté allégeance à la ligne claire... Ils ont fait un petit serment, et six mois plus tard, Ted Benoit a sorti Vers la ligne claire. Yves Chaland s'est mis à partir vers le Jeune Albert et Quick et Flupke, à sa façon. Serge Clerc a dessiné Phil Perfect de plus en plus clair. Cet apéro improvisé a déclenché des aventures créatives phénoménales;;;"



mercredi 6 janvier 2016

Un Chaland très inspiré par Jijé



J'avais noté dans un précédent post les similitudes entre Une Chance sur un million, de Joost Swarte, et certaines séquences du Bob Fish d'Yves Chaland.

Hier, par hasard, je suis tombé sur ce dessin de Jijé, qui a fait la couverture du numéro 352 de Spirou, du 11 janvier 1945 (et sera repris dans l'Almanach 1947). Il pourrait s'intituler "La Cour de récréation".



(Jijé, Almanach Spirou, 1947)




(Jijé, couverture de Spirou n°352, 11 janvier 1945)


Il m'a instantanément rappelé ce dessin de Bob Fish :



(Chaland, Bob Fish, 1981)

Même composition, même cadrage général, avec un adulte au centre (instituteur pour Jijé, curé pour Chaland, ce qui est amusant si l'on songe que c'était Jijé le fervent croyant...) et des écoliers s'agitant tout autour. Le bâtiment, la cloche, la porte et l'arbre sont très proches.



(Jijé)

(Chaland)


Plusieurs détails du dessin de Chaland sont clairement inspirés de celui de son aîné. Quelques exemples :


(Jijé)
(Chaland)




(Jijé)

(Chaland)






(Jijé)

(Chaland)




(Chaland)


Rien d'étonnant, évidemment, à ce que Chaland s'inspire de Jijé. Il l'a toujours cité comme l'un de ses maîtres et lui a rendu hommage dans La Vie exemplaire de Jijé, huit planches extraordinaires publiées dans Métal Hurlant, en 1981 (encrage de Denis Sire et Serge Clerc), où l'on apercevait d'ailleurs au passage Joost Swarte dans une case. C'est à cette même époque que Chaland redessina aussi la couverture de Jeunes Ailes, une aventure de Blondin et Cirage rééditée par Yann Rudler, ainsi que celle de Trinet et Trinette dans l'Himalaya (Magic Strip).

Il ne devait pas être très facile, à la fin des années 70, pour Chaland, de se procurer la couverture du numéro de Spirou de 1945 (ou L'Almanach de 1947), dans lequel ce dessin était paru. Nul doute que ses virées à Bruxelles, notamment à la librairie Chic-Bull des frères Pasamonik, ont dû aider.

Mais évidemment, quand cette cour de récréation de Bob Fish parût dans Métal Hurlant, en 1980, bien peu de lecteurs (à commencer par moi) connaissaient suffisamment l'oeuvre de Jijé pour établir un rapprochement. Les lecteurs de Métal étaient à l'époque des jeunes plus branchés Giger et Cramps qu'école de Marcinelle.

C'est ce côté subliminal que je trouve le plus beau dans cet hommage.

mardi 5 janvier 2016

McManus dans "Les Nuits de la pleine lune" !


Petite curiosité à propos de George McManus, l'une des idoles de Joost Swarte : un album de La Famille Illico (titre français de Bringing up Father) apparait dans le film Les Nuits de la pleine lune (1984), d'Eric Rohmer.

L'héroïne, interprétée par Pascale Ogier, possède dans sa bibliothèque un exemplaire du tome 1 de l'édition Futuropolis, dans la fameuse collection Copyright, dirigée par Etienne Robial et Florence Cestac. On l'aperçoit ici  : 





Voilà l'album en question :





Amusant de voir ce bon vieux Jiggs dans ce petit film branché eighties (non dénué de charme, si l'on supporte la voix de Pascale Ogier. Jolie BO d'Elli et Jacno).


Etrangement, dans un autre plan, le McManus est remplacé exactement au même endroit par un volume du Popeye de Segar, toujours dans la même collection Copyright ! On le voit ici, dans un décor très "Philippe Morillon" :





Et l'album en question :






Un coup McManus, un coup Segar. Erreur de raccord ou hommage appuyé à l'esthétique Futuropolis ?



lundi 4 janvier 2016

Aux sources de Swarte (1) : Albert Hurter


Joost Swarte n'est pas seulement un praticien du dessin. Il s'intéresse aussi de près aux créateurs qui l'ont précédé, dans la bande dessinée, bien sûr, mais aussi dans la peinture, le dessin d'animation, l'illustration, l'architecture, etc. De temps à autre, nous jetterons un coup de projecteur sur ces ancêtres souvent méconnus.

Commençons par Albert Hurter (1883-1942), l'un des principaux dessinateurs de la grande période du Studio Disney.

Voilà ce qu'en dit Swarte dans son interview du Comics Journal : "Evert Geradts, le créateur de Tante Leny, et moi étions très proches et nous nous échangions souvent des livres. Lui était plus branché sur les états-Unis, moi sur l'Europe. Un jour, il m'a montré ce livre d'Albert Hurter, où l'on voit notamment les dessins qu'il a fait pour les jouets et l'horloge de l'intérieur de Gepetto dans Pinocchio. C'est magnifique !"



(Albert Hurter travailllant sur Pinocchio, 1939)

Avec Gustaf Tenggren et Ferdinand Horvath, Hurter fait partie de ces créateurs venus d'Europe qui ont profondément influencé le style de Disney. Né en Suisse, il a d'abord travaillé pour le Barre-Bower Animation Studio, avant d'entrer chez Disney, en 1931. C'était une sorte d'apporteur d'idées (et non d'animateur au sens propre), qui remplissait des pages de croquis (un peu comme Marc Smeets...), lesquels étaient ensuite transposés à l'écran. Walt Disney appréciait sa manière d'humaniser les objets et d'introduire un humour parfois grinçant. 

On lui doit notamment l'aspect "bavarois" de la chaumière de Blanche-Neige et la mise en place de la fameuse scène où les nains pleurent la "mort" de l'héroïne (qui fit aussi pleurer nombre de spectateurs le jour de la Première à Hollywood) :






Hurter était un homme solitaire qui quittait le Studio à cinq heures pile chaque jour, pour rejoindre sa petite chambre de l'hôtel Westminster, à Los Angeles. Sa passion était sa collection de timbres. Parfois, il louait une voiture et allait rouler dans les déserts de l'Arizona et du Nouveau Mexique (les mesas de Krazy Kat...)

Sur son testament, il avait donné des instructions pour qu'un livre de ses dessins soit publié à sa mort, démarche assez inhabituelle à cette époque dans les studios d'animation, où le collectif primait avant tout. Preuve que Walt Disney le tenait en grande estime, il écrivit quelques lignes dans ce livre, dont se chargea l'un de ses bras droits, Ted Sears. 

He drew as he pleased fut publié en 1948 par Simon et Schuster. C'est un classique, recherché aujourd'hui par les collectionneurs. C'est sans doute ce livre que Joost Swarte a découvert chez Evert Geradts (ce dernier ayant un trait très disneyien, rien d'étonnant à ce qu'il le possède). Peu de liens graphiques direct avec Swarte, en revanche, il me semble.





On trouvera l'intégralité du livre scanné sur ce site. En voici quelques pages :















That's all folks !






dimanche 3 janvier 2016

Swarte, inventeur du Style Atome



On sait que Swarte a inventé le concept de "Ligne Claire". Mais il est aussi celui qui, le premier, a utilisé l'expression "Style Atome". Et l'a théorisée. Le tout la même année, en 1977. Plutôt pas mal pour un "praticien" (et non un critique d'art)...



(Swarte, dessin paru dans L'Expo 58 et le Style Atome, par Didier Pasamonik et René Paquot, Magic Strip, 1983) 


Le Style Atome -alias "Atomstijl" en VO- apparait dans une page d'un numéro de Tante Leny, en 1977 :



(Swarte, première mention du Style Atome, Tante Leny, 1977)

Sous la forme d'une conversation entre Anton Makassar (peintre un peu ridicule, qui revient régulièrement dans les histoires de Swarte) et Pierre van Genderen (autre personnage récurrent, sorte d'artisan un peu simplet), les principales bases de ce style sont énoncées : ce serait un lointain héritier de l'Art Deco (comme le montre bien l'esthétique de la page ci-dessus), réactivé par des designers audacieux, qui dessineraient des lampes rouge-jaune-noir en forme de tulipes ou des meubles à télévision aux contours de palette de peintre. Bref, pour le dire plus simplement, ce serait assez proche de ce que l'on appelait le style "fifties" au début des années 80.

Par dérision, Swarte écrira que c'est ce style qui a donné son nom au fameux Atomium de l'Exposition universelle de 1958, à Bruxelles.

Le dessinateur donnera un petit complément à sa théorie dans la fausse page de journal inclue dans son 30 x 40 :


(Swarte, 30 x 40, Futuropolis)

Les exemples d'artistes que donne Swarte pour illustrer le Style Atome disent assez le flou graphique  du concept. Il en cite trois, assez différents les uns des autres : Ever Meulen, Mariscal et les Bazooka. On voit par là qu'il s'agit moins d'un style graphique codifié (comme l'est la Ligne Claire) qu'une manière de revisiter le passé.

Et d'ailleurs, le seul artiste à véritablement mériter stricto sensu d'être enrôlé dans cette "école" parmi les trois cités, à mon sens, c'est Ever Meulen. On se souvient de son célèbre dessin, qui pourrait servir de punchline au mouvement : "Use the mood of the past to rewire your brain for the future !" Voici un autre exemple fifties magnifique signé Ever Meulen (il en existe aussi une version sérigraphiée en couleurs) :



(Ever Meulen, carte de voeux pour WEA, 1977)

Ligne Claire et Style Atome : ces deux concepts sont à l'origine de nombre de malentendus et de débats métaphysiques sans fin pour déterminer qui en est et qui n'en n'est pas (nous aurons sans nul doute l'occasion d'y revenir dans ce blog).

On lit par exemple souvent que Chaland et Serge Clerc appartiendraient au style Ligne Claire. C'est littéralement absurde. Ils dérogent superbement à la première règle de base de cette école : l'épaisseur égale du trait quelque soit le plan. Il suffit de regarder les contours épais des pantalons ou des imperméables dans Bob Fish ou La Nuit du Mocambo pour être fixé. Didier Pasamonik, spécialiste s'il en est, avait même joliment titré l'un de ses articles : La Ligne Clerc n'est pas une Ligne Claire. Et même le dernier Chaland de F.52, plus épuré, ne peut en aucun cas être classé dans la Ligne Claire.

Alors, Chaland et Serge Clerc seraient-ils des dessinateurs "Atome" ? Ils répondent en tout cas parfaitement à l'un des critères énoncés par Joost Swarte : "Prendre plaisir à redécouvrir le graphisme des années 50". Et ils furent les deux premiers auteurs publiés (avec Cornillon) dans la fameuse collection Atomium 58 de Magic-Strip -même si Chaland pouvait difficilement introduire du design Raymond Loewy dans Godefroid de Bouillon...

C'est d'ailleurs un dessin de Chaland qui a été choisi pour l'affiche de l'exposition consacrée au Style Atome à Bruxelles, en 2009 (on pourra lire ici les très intéressants articles consacrés au sujet par Paul Gravett, le commissaire de l'exposition).



(Chaland, affiche de l'exposition Atomium Comics.)


Il est certain que le Style Atome a beaucoup plus d'affinités avec l'école de Marcinelle qu'avec l'école d'Hergé. Les meubles de Modeste et Pompon et la Turbotraction en sont de bonnes illustrations. Et  graphiquement Chaland lorgnait beaucoup plus du côté de Franquin, Tillieux et Will (ses villas, la maison de Monsieur Choc...) que vers Hergé ou Jacobs.

Disons que la Ligne Claire est une école graphique et le Style Atome une nostalgie revisitée.


vendredi 1 janvier 2016

Jopo de Pojo porterait-il une perruque ?



Une petite curiosité pour commencer l'année. En séance de dédicace, Joost Swarte s'amuse parfois à dessiner Jopo de Pojo enlevant sa chevelure, son fameux "aileron de requin" en forme de note de musique. Quelques exemples :



(Dédicace vendue 300 euros sur Catawiki en janvier 2014.)



(Dédicace sur un exemplaire de Passi Messa, vendue 23,50 euros sur Delcampe en décembre 2014.)





(Dédicace sur une carte postale de la série 10 Angoisses, collection personnelle.)


Il faut bien l'avouer, la coupe "frères Rapetou" ne convient pas trop à notre ami. Elle lui ôte un peu sa poésie. Imaginons un instant Tintin soulevant sa houppette. Hergé n'a jamais osé. Même pour une simple dédicace...