Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

jeudi 10 décembre 2015

Chaland, admirateur de Swarte

Yves Chaland n'a jamais caché son admiration pour Joost Swarte. Dans un entretien avec Bruno Lecigne, pour Les Héritiers d'Hergé, paru en 1983, il confiait : "En dessin, j'aime beaucoup le Hergé d'avant-guerre. J'apprécie de manière égale l'oeuvre de Jacobs jusqu'au Piège Diabolique. Parmi leurs disciples contemporains : Vandersteen, Jijé, Tillieux. Parmi les disciples modernes: Tardi, Swarte. Tous ces noms cités sont mes influences primordiales. (...) Pour ce qui est scénario, ambiance, personnage, cadrage, découpage, univers, j'ai copié par-ci par-là dans Jacobs, Hergé, Vandersteen, Tardi, Swarte." 

"J'aime Ever Meulen, Swarte, Serge Clerc", confirmera-t-il dans Sapristi ! n°1 (1983).

Et son complice Luc Cornillon le rappelle : "Chaland aimait ce que Swarte faisait avec le Ben-Day."

Chaland appréciait tout particulièrement l'album L'Art moderne, comme en témoigne cette lettre qu'il avait adressée à un fan, en 1988 :


(Lettre d'Yves Chaland à un fan, 1988)

"Chaland avait-il vu le travail de Swarte sur les titres de certaines histoires de Jopo de Pojo ?", s'interrogeait d'ailleurs le très "chalandonophile" blog de La Comète de Carthage, faisant allusion à la typographie très "Art Déco" d'un récit paru dans Captivant.

Pour ma part, j'ai toujours été frappé par la grande ressemblance entre l'une des histoires composant L'Art moderne, Une Chance sur cent mille, et l'album Bob Fish, ce chef-d'oeuvre absolu de Chaland. La trame est exactement la même : un milliardaire fait kidnapper son jeune fils par un duo de ravisseurs stupides, afin de détourner la rançon à son profit. Dans les deux cas, le héros et un détective feront capoter le projet.


Certaines cases, certains plans même, semblent comme se répondre. Ainsi du milliardaire chez lui avec son majordome de couleur :

(Swarte, Une Chance sur cent mille)
(Chaland, Bob Fish)

Ou de l'arrivée d'une voiture à la demeure futuriste de ce même milliardaire :

(Swarte, Une Chance sur cent mille)

(Chaland, Bob Fish)

Ou encore de la collision du héros -Jopo de Pojo pour Swarte, le Jeune Albert pour Chaland- avec l'un des deux ravisseurs par hasard dans la rue :

(Swarte, Une Chance sur cent mille)
(Chaland, Bob Fish)

Ou, enfin, du jeune kidnappé ficelé dans une voiture :

(Swarte, Une Chance sur cent mille)

(Chaland, Bob Fish)

Reprenons un instant la chronologie. L'Art moderne, de Swarte, sort en janvier 1980 aux Humanoïdes Associés (où Yves Chaland exerce comme maquettiste jusqu'en décembre 1979) . Les sept premières planches de Bob Fish paraissent dans le numéro 52 de Métal Hurlant, en juin 1980 et la pré-publication de l'histoire s'étalera jusqu'au numéro 58 de décembre 1980. Yves Chaland a-t-il pu, consciemment ou non, faire des "emprunts" à Swarte, comme il l'assumait parfaitement dans son interview à Bruno Lecigne ? (Rien de choquant dans cette question, tant le génie de Chaland consistait à réinterpréter de manière personnelle certains des géants qui l'avaient précédé). Ou sommes-nous dans le cas de deux grands créateurs, nourris des mêmes références, qui produisent deux oeuvres parallèles ?



(Swarte en visite chez les Humanoïdes Associées, à l'époque de L'Art moderne. Photographie Charles Buxin, maquettiste aux Humanos, dont la page Facebook propose de fabuleuses photos de l'époque.)



En réalité, Une Chance sur cent mille date de 1975, comme en témoigne la signature de Swarte en bas à droite de la première case reproduite plus haut. Cette histoire en huit planches a-t-elle été publiée à l'époque ou à une autre date antérieure à la publication de L'Art moderne ? Il était prévu qu'elle paraisse dans Charlie Mensuel, si l'on en croit une brève interview dans Inkt de novembre 1975. Je n'ai rien trouvé à ce propos, malgré une lecture attentive de Swarte Iconografie, la bible de tous les swartophiles. Ce livre réalisé par deux maniaques -c'est un compliment- recense tout ce que le dessinateur hollandais a publié jusqu'en 1988 -bandes dessinées, couvertures de magazines, sérigraphie, gadgets... Seule difficulté : il est en néerlandais... Néanmoins, si l'on y retrouve bien les pré-publications de plusieurs histoires réunies ensuite dans L'Art moderne, on ne  lit rien à ce sujet pour Une Chance sur cent mille. Peut-être a-t-elle été publiée pour la première fois dans L'Art moderne.

Seule indication, dans Les nouveaux Petits-Miquets (Le Citron Hallucinogène), recueils d'interviews de dessinateurs publié par Yves Frémion, en 1983, Swarte déclare : "L'Art Moderne m'a pris du temps, il était prêt depuis deux ans [avant sa sortie]. " 

Ah oui, un dernier détail : l'enfant de milliardaire kidnappé dans Bob Fish s'appelle Swartenbroeckx...

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