Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

vendredi 11 décembre 2015

Un "crétin avec un aileron sur le citron"

Qui est vraiment Jopo de Pojo ? Un "crétin avec un aileron de requin sur le citron", comme l'ont dit un jour son "père" Joost Swarte et un "méchant" d'"Une chance sur cent mille", l'une des histoires de "L'art moderne" ? Un "amalgame dérangeant du stéréotype afro-américain des dessins animés et de l'archi-blanc Tintin", comme l'écrit en termes plus choisis Chris Ware dans sa préface à Total Swarte ? Ou tout simplement un héros attachant capable de verser une larme à la mort de son chat ?


(Swarte, Petit jour, 1975)

Jopo de Pojo est né en 1972 dans les colonnes de Modern Papier, mensuel underground hollandais créé par Swarte l'année précédente.

C'est dans le numéro 10 que l'on aperçoit pour la première fois son héros, au sein du "trio intéressant" qu'il forme avec un "Tintin noir" (voir mon post à ce sujet) et un personnage avec une canette sur la tête (lointaine réminiscence du Happy Hooligan, héros du dessinateur Frederick Burr Opper, apparu en 1900). Le trait est encore un peu crumbien et la coiffure de Jopo tient plus de la banane de Teddy boy que de l'impeccable aileron de requin à venir.


(Swarte, 1972, Total Swarte)

Son personnage ne porte pas de nom et ne s'est pas encore individualisé par rapport au trio (que l'on retrouvera plus tard dans la nuit d'Imago Moderna ou en couverture du n°17 de Tante Leny Presenteert). En 1973, la mention "Jopo de Pojo" apparaît dans une double planche destinée à un ouvrage intitulé The Someday Funnies, qui sortira finalement en... 2011 ! Cette fois-ci, le trio est devenu un quatuor, rejoint par un clone de Pojo doté d'une iroquoise pré-punk. Swarte a expliqué qu'il s'était inspiré des Marx Brothers : à chaque personnage, son signe distinctif immédiatement repérable, à l'image de la moustache de Groucho ou des boucles blondes de Harpo.

(Swarte, Meanwhile Jopo de pojo sings his song, 1973)

Par la suite, Jopo épousera toute les évolutions graphiques de Joost Swarte, passant d'un trait underground à la ligne claire acidulée des histoires réunies dans L'Art moderne.

Mais d'où vient son apparence unique ? Swarte a confié s'être inspiré d'un "bug" -insecte, bestiole- des premières années de Walt Disney, sans donner plus de précisions. Je pencherais pour Bucky Bug, une sorte de coccinelle apparue en 1932 dans les Silly Symphonies et reprises dans Walt Disney's Comics and Stories, sous la plume d'Al Taliaferro et Carl Buettner. Outre une certaine ressemblance, ce qui me laisse penser que c'est peut-être lui, c'est que ce Bucky Bug apparaît souvent avec un autre personnage affublé d'un chapeau qui ressemble à une canette, comme le compagnon de Jopo.


(A gauche, Bucky Bug)

(Imaginez un aileron de requin à la place des deux antennes...)

Voilà qui explique peut-être l'aspect mi-humain mi-animalier de Jopo de Pojo. Pour la forme de sa tête, Swarte dira s'être inspiré d'une note de musique, un rond avec une croche en forme d'aileron de requin.

D'où tire-t-il son nom ? Swarte ne le dit nulle part, à ma connaissance. Compte-tenu du caractère hybride du personnage, je ne serais pas étonné qu'il soit inspiré de consonances venues des anciennes Indes néerlandaises, et notamment d'Indonésie. C'est déjà là-bas que Swarte a puisé le nom de l'un de ces autres personnages, le peintre Anton Makassar (1). Et l'on trouve des lieux appelés "Pojo" et "Jopo", en googlemapsant un peu.

Quelques précisions, enfin, sur l'accoutrement de Jopo. Le pantalon de golf vient de qui vous savez. Son blouson marron, une sorte de Teddy uni, est parfois frappé d'un petit cercle barré d'une croix à la place du coeur. C'est en hommage à Krazy Kat, la série komplètement dékonnante de George Herriman, que Swarte adore. Souvent, en effet, à côté du titre de sa page, Herriman ajoutait ce sigle. Les exégètes s'interrogent toujours sur sa signification exacte, mais on pense que ce symbole pourrait figurer une punaise "fixant" le titre sur la page (2)...

(Jopo de Pojo, statuette en résine réalisée par Ribereau-Gayon, 1987, 16 cms de haut, tirage à 250 exemplaires, collection personnelle)

(George Herriman, Krazy Kat, avec le fameux symbole que l'on retrouve sur le blouson de Jopo de Pojo)

Sinon, que sait-on de Jopo ? Il vit seul -pas de Mme de Pojo à l'horizon-, aime le blues et le sexe, même s'il ne semble exceller dans aucune de ces deux disciplines. "C'est quelqu'un qui ne contrôle pas sa propre vie, qui est toujours victime des circonstances, une sorte de cliché", a expliqué Swarte à Quietus. Il y a en lui un peu de l'innocence poétique de Krazy Kat et un fond de mélancolie, qui sourd de ce magnifique dessin dont j'adore le titre : "Et chaque samedi soir"...



(Swarte, Jedere Zaterdagavond, carte postale, 1984)


(1) Dans une Revue de presse de 1980, Willem apporte cette précision : "Le nom Anton Makassar vient probablement (presque sûr) de Antimakassar. Un Antimakassar est un petit crochet carré ou rond qu'on met sur l'accoudoir ou le dos d'un fauteuil pour protéger le meuble contre les mains et nuques mal lavées." A noter qu'il est aussi question de la station de contrôle aérien de "Macassar" à de nombreuses reprises au début de "Vol 714 pour Sydney"...

(2) Dans sa biographie très complète, "George Herriman, une vie en noir et blanc" (Les Rêveurs), Michael Tisserand donne deux origines possibles pour ce sigle : il représente le signe "maisonnée amicale" parmi les hobos et la "roue solaire" pour les Indiens (on sait qu'Herriman se rendait souvent dans les mesas arizoniennes).


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