Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

mardi 22 décembre 2015

L'ingénieur Freyssinet, héros de Swarte et Chaland

Paranoïa, belles voitures et croix gammées : après Imago Moderna, je crois qu'Une Deuxième Babel est mon histoire préférée dans L'Art moderne. La première case donne bien le ton :


(Swarte, Une Deuxième Babel, 1974, publié dans Charlie Mensuel n° 76, repris dans L'Art moderne. Ce dessin fera également partie du portfolio Architecture dans le 9ème art, NBM-Amstelland Bouw, 1996)

Il y est question d'une tour gigantesque qui doit être secrètement construite sous le sol, avant d'émerger brusquement à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1937 (qui doit se tenir à Paris ou à Berlin, ce n'est pas très clair). Allusion, bien sûr, à la Tour Eiffel, érigée pour l'Exposition Universelle de 1889 et surnommée par ses détracteurs "Tour de Babel". "J'avais lu, je ne sais plus où, un petit article dans un très vieux journal, où il était question qu'on construise une tour immense à Paris... Et je suis parti de là en imaginant que peut-être, on l'avait construite sans que les gens puissent la voir", a raconté Joost Swarte à Falatoff (n°38/39). (Hasard, Une Deuxième Babel paraît en 1974, un an après l'inauguration de la Tour Montparnasse.)

Le concepteur de cette tour infernale est l'ingénieur Freyssinet, que l'on aperçoit dès la première case (voir ci-dessus), puis dans le cours de l'histoire :

(Swarte, 1974)

Il est inspiré d'un personnage réel, l'ingénieur Eugène Freyssinet (1879-1962), célèbre pour avoir déposé le brevet du béton précontraint et à qui l'on doit de nombreux ponts et barrages, grâce à sa technique du décintrement par vérins (qui rappelle un peu les ascenseurs hydrauliques imaginés par Swarte pour faire surgir de terre sa Deuxième Babel).

Le plus étrange est que, quinze ans plus tard, ce même ingénieur Freyssinet va resurgir dans un album d'Yves Chaland, F.52 (Humanoïdes Associés). Il y présenté comme l'inventeur d'un avion à propulsion atomique.


(Yves Chaland, F.52, 1989)

Certes, le vrai Freyssinet avait un peu travaillé pour les avions Bréguet et avait construit les pistes d'Orly, mais n'était pas du tout un spécialiste de l'aéronautique. Pourquoi Chaland, esprit curieux qui se nourrissait de lectures très diverses, l'a-t-il choisi pour F.52 ? Hasard ? Clin d'oeil à Swarte, dont il avait lu L'Art moderne (voir notre post Chaland, admirateur de Swarte) ? Réminiscence inconsciente ? En tout cas, Eugène Freyssinet aura réussi l'exploit d'apparaitre dans deux très grands albums de bande dessinée.


On trouve une autre curiosité dans Une Deuxième Babel : l'apparition d'un homme politique français radical-socialiste un peu oublié, Camille Chautemps (1885-1963), plusieurs fois ministre et président du Conseil en 1937, ce qui explique sans doute sa présence dans l'histoire de Swarte, lequel l'a assez fidèlement représenté, avec sa moustache et son chapeau.

(Camille Chautemps, Swarte)


(Le vrai Camille Chautemps, en 1933.)

On se demande bien où Joost Swarte était allé pêcher une photographie de cet homme politique français méconnu, en 1974, bien avant le règne de Google Images... L'exploit, surtout, c'est d'être parvenu à  faire d'un radical-socialiste des années 30 un héros d'une bande dessinée steampunk avant l'heure.




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