Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

jeudi 31 décembre 2015

McManus avant Hergé ?



Joost Swarte a toujours revendiqué l'influence de George McManus (1884-1954), dessinateur de la série Bringing up Father (La Famille Illico, en VF), peut-être le véritable fondateur de la Ligne Claire. Il est d'ailleurs cité parmi les précurseurs d'Hergé dans le catalogue De Klare Lijn.

Le père de Tintin n'a  jamais caché lui non plus qu'il avait été marqué par McManus. "Ah!, les nez de Geo McManus ! Je trouvais ces petits nez ronds ou ovales tellement gais que je les utilisais, sans aucun scrupule !", a-t-il avoué à Numa Sadoul. C'est évident dans les Soviets.

Swarte dit quasiment la même chose dans sa brève -et passionnante- conférence sur Les Oubliés de la Ligne Claire, tenue aux Rencontres Chaland, en 2015 : "Sa manière de dessiner ce petit nez, cette petite boule, ressemble aux premiers albums de Tintin."



(Une couverture de Bringing up Father, que Joost Swarte possède dans sa bibliothèque.)


Swarte dessinera d'ailleurs, en 1975, la maquette de couverture d'une réédition de McManus par la Real Free Press :



(Swarte, couverture de Bringing up Father, 1975.)



On peut par exemple noter l'influence évidente de McManus -on se situe même plutôt au niveau de l'hommage- dans ce dessin de l'album Pagagali :



(Swarte, Papagali)



(McManus, Sunday page du 23 janvier 1944)

Cela dit, revendiquer un vieux pionnier comme McManus, quand on trainait dans la presse underground au début des années 70, n'avait rien d'évident. La série n'avait pas encore été rééditée et passait pour un truc antique un peu ringard.

Néanmoins, on voit bien ce qui a pu attirer Swarte dans Bringing up Father : un certain mauvais goût, une crudité, une ladrerie, absents chez le "scout" Hergé. Dans les années 70, Swarte parsème ses pages d'étrons de chiens. Imagine-t-on pareille chose avec Milou ?!

Swarte s'inspirera de ses nez "en patate", bien sûr, mais aussi de sa manière d'intégrer l'architecture des immeubles new-yorkais dans ses cases. Le trait de McManus, surtout dans sa grande période, disons 1935-45, est magnifique, racé, expressif, légèrement vulgaire et élégant à la fois. Il faut profiter des expositions d'avant ventes aux enchères pour admirer ses planches originales. Elles sont d'une  "netteté"  extraordinaire. (Et par ailleurs abordables -on trouve de très beaux strips pour 350 euros).


Voici un dessin tiré du portfolio Enfin, où l'on a presque l'impression de voir une série de clones de Jiggs, le héros Bringing up Father !



(Swarte, Enfin, Futuropolis, 1981)


Pour terminer, je me demande si McManus n'est pas aussi indirectement à l'origine de la signature stylisée de Joost Swarte. Ses grandes barres verticales, la barre horizontale, le grand "S"... Elles sont toutes les deux somptueuses.


(Signature de Geo McManus)

(Signature de Joost Swarte)




lundi 28 décembre 2015

Aimez-vous "l'Art moderne" (de Swarte) ?



Une petite curiosité. A l'occasion de la sortie de l'album L'Art moderne, en janvier 1980, les Humanoïdes Associés ont imprimé une affichette (format : 30 x 40 cms) à l'attention des libraires. Selon l'ouvrage exhaustif Joost Swarte Iconografie 1966-1988, elle aurait été tirée en trois modèles différent : rose, vert, beige. Elles sont plutôt difficiles à trouver et je ne possède que la rose. La voici :






A noter que quelques mois auparavant, les Humanos avaient aussi imprimé une affichette (30 x 40 cms) à l'occasion de la sortie de Captivant, l'album de Chaland et Cornillon. Elle est aussi assez difficile à trouver de nos jours. Le slogan en était : "L'album de la majorité silencieuse". Allusion à une expression utilisée par Georges Pompidou, ce qui correspond bien à l'esprit anti-conformiste et légèrement provocateur de Chaland. En cela, il était très en phase avec le groupe Jalons (pour lequel il avait dessiné à la même époque une petite publicité "scoute"), qui prônait lui-aussi un pompidolisme décalé...






dimanche 27 décembre 2015

L'édition "super-luxe" du "Hors-Série" de Swarte



Tous les swartiens connaissent évidemment le volume Hors-Série, paru chez Futuropolis, en 1984.



(Swarte, Hors-Série, 1984)


Dans son petit livre Canal + de bande dessinée, Etienne Robial, le légendaire patron de Futuro, assure que les titres de la collection Sketch -dont fait partie Hors-Série- ont été imprimés à 20 ou 30 000 exemplaires chacun, tirage considérable pour des ouvrages vendus à l'époque 250 francs. Mais peut-être de tels tirages étaient-ils seulement ceux des deux Tardi et du Bilal. Swarte et Ever Meulen étant moins célèbres, le tirage a pu être inférieur...

Au tirage courant de Hors-Série se sont ajoutés 500 exemplaires de tête, numérotés et signés par Swarte. La numérotation et la signature sont en fait apposées sur une feuille en pentachromie, elle-même collée en tête du livre (à l'endroit où le dessin correspondant était imprimé en noir et blanc dans l'édition courante). Autre petite différence : la tranche de l'ouvrage (queue et tête comprises) est noire et légèrement brillante, contrairement à l'édition de base, laissée blanche.

On peut encore parfois trouver ce tirage de tête sur internet, aux alentours de 150/250 euros, mais il n'est pas très courant.



(Swarte, Hors-Série, feuille en pentachromie numérotée et signée au crayon.)


Enfin, il a été imprimé 27 exemplaires réservés à l'auteur, à l'éditeur et aux collaborateurs, "numérotés" de A à Z. Privilège suprême, huit d'entre eux furent agrémentés d'un dessin original personnalisé, réalisé spécialement par Swarte pour remercier ceux qui avaient directement participé à la confection de l'ouvrage. Il a joint pour chaque récipiendaire une photocopie des sept autres dessins, inédits à ma connaissance. En voici quelques-uns :


(Etienne Robial.)




(Florence Cestac, co-fondatrice de Futuropolis et dessinatrice.)




(Joan Koops, qui s'est occupé du "classement iconographique", tâche apparemment ardue...)



(Taeke Henstra, auteur des photographies.)


On le voit, chaque portrait est délicatement personnalisé. Et ces Hors-Série enrichis d'un dessin original sont vraiment hors-concours.

Et puisqu'il est question des relations entre Swarte et Futuropolis, ci-dessous une étrange petite affiche sur papier épais (30 x 40 cms) jadis éditée par la maison d'édition à la gloire du dessinateur hollandais.




Addendum, octobre 2023. Surprise, il existe un autre tirage numéroté de Hors-Série et fabriqué à 15 exemplaires seulement. Un exemplaire de ce tirage a été vendu aux enchères le 2 octobre 2023 pour 323 euros sur Catawiki. Il s'agit d'exemplaires réalisés par la relieuse hollandaise Pau Groenendijk, avec un colophon signé par Swarte et le cahier traduisant en néerlandais les textes de l'ouvrage. La reliure est articulée et a été réalisée dans des coloris différents. De véritables pièces de collection (voir photos ci-dessous).













samedi 26 décembre 2015

L'aviomobile de Swarte existait bien !

J'ai toujours adoré l'automobile à hélice qui apparait dans l'histoire Caesar Soda ?. Ce récit envoûtant de six pages est d'abord paru aux Pays-Bas dans Cocktail Comix, puis en France dans Charlie Mensuel n°63 (1974), avec des couleurs un peu criardes, avant d'être repris dans le 30 x 40 de Futuropolis, puis enfin dans le Total Swarte. Signalons aux puristes que son premier titre était Ceasar Soda ?, avant de devenir Caesar Soda ?.

(Swarte, l'aviomobile de Caesar Soda ?)

Voilà ce que confiait Swarte à propos de ce véhicule dans Falatoff (n°38/39, 1977) : "Je trouve qu'il y a une différence fondamentale entre l'approche que fait Hergé et la mienne. Hergé essaye toujours de copier la réalité et il se sert pour ça de photographies, ou il va sur place, pour essayer de rendre la réalité le plus fidèlement possible. C'est très bien fait, mais moi, je préfère dessiner moi-même les maisons et les voitures, parce qu'il y a un genre de voiture que j'affectionne particulièrement."

(Encore que l'automobile de Caesar Soda ? aurait pu sortir des Aventures de Jo, Zette et Jocko. C'est une sorte de croisement entre le bolide de Mr Pump et le Stratonef H.22.)

(Couverture de Comic Reddition n°18)


Et à propos de son aviomobile, Swarte ajoutait : "Celle de Caesar Soda ?, je lui ai même mis une hélice, parce que je trouvais ça amusant. Et je me suis aperçu après coup que ces hélices avaient réellement existé !"


En effet, nous les avons retrouvées :





Cette élégante voiture a été conçue juste après la Première guerre mondiale par Marcel Leyat et réalisée par la maison Ratier. Elle existe aussi sous une autre forme :





Elle n'a jamais vraiment été commercialisée et on ne croise plus ces voitures que dans les albums de Swarte.



(Swarte, Caesar Soda ?)


Dans Total Swarte, un article intitulé Le fils d'un magistrat roule à bord d'un ventilateur reviendra sur ces "aéro-autos". Je vous recommande aussi ce site, qui présente diverses voitures à hélices, qui n'ont rien à envier à la Turbotraction, à la Batmobile ou au véhicule à damiers de Stanislas Barthélémy.

On retrouvera une automobile très proche, bien que sans hélice, dans cette belle carte postale, où l'on retrouve notre ami Jopo :


(Swarte, carte postale, Island International Bookstore, 1984)


Enfin, pour le plaisir, voici la couverture du magazine néerlandais Wipe Out n°1, paru en 1973, qui met en scène Caesar Soda, un peu à la manière de la première case "splash" de l'histoire :


(Swarte, couverture de Wipe Out n°1, 1973)


vendredi 25 décembre 2015

Joost Swarte et le "déclic" Marc Smeets

Quand on demande à Joost Swarte ce qui l'a fait basculer de son style underground "vers la ligne claire" (pour reprendre le titre du célèbre album de Ted Benoit, qu'il a préfacé), il cite un nom : Marc Smeets. Il y fait référence dans Les Héritiers d'Hergé, de Bruno Lecigne. Et voilà ce qu'il déclarait en 1977 à Falatoff (n°38/39) : "Au début, j'étais influencé par Willem et Crumb. Mais après j'ai vu des dessins de Marc Smeets et j'ai trouvé ça fantastique. Et, bien sûr, ça m'a rappelé Hergé. J'ai relu toutes les histoires de Tintin et c'est... c'est.... vraiment fantastique !"

Mais qui est donc ce Marc Smeets, qui a "ramené" Swarte vers Hergé ? On pourrait dire que c'est le plus célèbre inconnu de la Ligne Claire. En France, on le connaît un tout petit peu grâce à un bimestriel confidentiel de petit format édité par Artefact, A4 Comix. Le numéro 2, sorti en 1977, lui est entièrement consacré. C'est en fait la reprise du n°15 de Tante Leny Presenteert. Je me souviens avoir ressenti un sentiment étrange à sa lecture, vers la fin des années 70.



(Marc Smeets, A4 Comix n°2, 1977)

Sentiment étrange, car Marc Smeets n'est jamais parvenu à réaliser une "vraie" bande dessinée. Il juxtapose des dessins, des croquis, qui n'ont souvent rien à voir entre eux, mais qui finissent pourtant par raconter une vague histoire que le lecteur doit imaginer lui-même. Son trait est un mélange de Vandersteen (pour les nez pointus de ses personnages, notamment), d'Hergé (un peu des Soviets,  beaucoup de la Licorne) et d'imagerie médiévale (Harold Foster ?).

Son dessin ne répond pas exactement aux canons de la Ligne Claire. Il y a un léger tremblé dans son trait et il lui arrive d'utiliser des hachures. Voilà ce que cela donne :



(Marc Smeets, A4 Comix n°2, 1977)


On ne sait pas grand chose de Marc Smeets (1942-1999). Hollandais, il a fait des études de dessin, puis a collaboré à Aloha et Tante Leny Presenteert (dont il a réalisé la couverture du n°13). "La première bande dessinée que j'ai lue a été un Tintin, en français : Lé séccrret dé La Licorneuuu", a-t-il raconté à Falatoff, en 1977. Voilà ce qu'il y disait de son travail : "Je voudrais bien faire une histoire avec un début, une fin, tout ce qu'il faut... Mais, je commence et quelque chose cloche, le dessin ne me plaît pas, ou je me dis que l'histoire n'est pas bonne."

Son but, dit-il encore, était d'"exploiter Hergé" pour le tirer vers un univers underground. Un projet qui définit aussi assez bien le Swarte du milieu des années 70.

A nous d'imaginer, donc, une histoire autour de ce dessin (qu'a-t-il bien pu arriver à ce Flupke déguenillé ?) :



(Marc Smeets, A4 Comix n°2, 1977)

Marc Smeets fait partie de ces "inconnus" qui ont influencé plusieurs dessinateurs célèbres de manière souterraine. Ted Benoit le cite dans Les Héritiers d'Hergé et surtout dans Les Nouveaux petits-miquets (Le Citron Hallucinogène), d'Yves Frémion : "Smeets, c'est l'inconscient d'Hergé ! J'adorais ça. Et ce côté flamand en plus. On avait l'impression que Smeets parodiait les mecs du Studio Hergé, les nègres de Hergé. Il me fait penser à Brueghel, aussi..."

Chris Ware trouve son travail "fascinant". Et Swarte, on l'a vu, lui rend souvent hommage.

Depuis quelques années, une page Facebook est consacrée à Marc Smeets. C'est une mine d'informations. Allez vous y promener. On y trouve des dessins (y compris ceux de A4 Comix, scannés en haute définition), des carnets de croquis, souvent inédits, des photographies, etc. On y annonce aussi la parution imminente de deux ouvrages posthumes de Marc Smeets aux éditions Scratch Books, dont un bien nommé The art of the unfinished...

Pour terminer, c'est à cette page Facebook que j'emprunte cette photographie de Marc Smeets.



(Marc Smeets, années 60)




mercredi 23 décembre 2015

Jopo de Pojo, les trois statuettes du culte

Ce sont nos fétiches Arumbaya à nous. Les trois statuettes Jopo de Pojo sont nos objets du culte.

Mais deux d'entre elles sont de plus en plus difficiles à trouver...

La plus rare, sans conteste, est celle de Jopo mélancolique marchant les mains dans les poches. Longue de 32 centimètres et haute de 47, réalisée en 1986 par Christophe Ribereau Gayon (pour 3D-BD) en résine polyuréthane polychrome sur un socle en béton armé, elle n'a été tirée qu'à 60 exemplaires (et quelques exemplaires d'artiste, apparemment, la mienne étant numérotée "E"). Chacune a nécessité douze heures de travail.

On en voit passer une de temps en temps dans des ventes aux enchères et elle estimée entre 1500 et 2000 euros. Je l'ai photographiée à côté d'un Modern Art, pour donner une juste idée de l'échelle de cette pièce vraiment superbe.








La deuxième, "Jopo effaré", est également dûe à Ribereau-Gayon. Mêmes matériaux. De taille plus modeste (13 x 15 cms), elle a été tirée, en 1987, à 250 exemplaires numérotés (plus dix réservés à l'artiste siglés de A à J). On remarquera que c'est la seule des trois où l'insigne Krazy Kat figure sur la veste de Jopo.

On la voit passer de temps en temps sur le net ou en vente, proposée entre 300 et 400 euros. 






La troisième a une plus longue histoire. Elle fut d'abord réalisée en plâtre polychrome en taille "réelle" (2,10 mètres !) par le grand Jean-Marie Pigeon, en 1982, à l'occasion de l'exposition Rock et B.D à Angoulême. Exemplaire unique.


(Swarte, croquis préparatoires à la statuette The Music Lover,  tiré de Pigeon, sculptures de bande dessinée, Christian Desbois Editeur)

Elle a ensuite été tirée à 499 exemplaires sous le titre The Music Lover, à une taille plus raisonnable (21 cms, aileron compris), en 2011, par Parastone. La galerie Griffioen, the best Swarte's dealer in the world, la propose à 145 euros avec, en prime, un beau tirage signé par Swarte du dessin correspondant. 


(Swarte, The Music Lover)




(Swarte, dessin pour The Music Lover)


mardi 22 décembre 2015

L'ingénieur Freyssinet, héros de Swarte et Chaland

Paranoïa, belles voitures et croix gammées : après Imago Moderna, je crois qu'Une Deuxième Babel est mon histoire préférée dans L'Art moderne. La première case donne bien le ton :


(Swarte, Une Deuxième Babel, 1974, publié dans Charlie Mensuel n° 76, repris dans L'Art moderne. Ce dessin fera également partie du portfolio Architecture dans le 9ème art, NBM-Amstelland Bouw, 1996)

Il y est question d'une tour gigantesque qui doit être secrètement construite sous le sol, avant d'émerger brusquement à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1937 (qui doit se tenir à Paris ou à Berlin, ce n'est pas très clair). Allusion, bien sûr, à la Tour Eiffel, érigée pour l'Exposition Universelle de 1889 et surnommée par ses détracteurs "Tour de Babel". "J'avais lu, je ne sais plus où, un petit article dans un très vieux journal, où il était question qu'on construise une tour immense à Paris... Et je suis parti de là en imaginant que peut-être, on l'avait construite sans que les gens puissent la voir", a raconté Joost Swarte à Falatoff (n°38/39). (Hasard, Une Deuxième Babel paraît en 1974, un an après l'inauguration de la Tour Montparnasse.)

Le concepteur de cette tour infernale est l'ingénieur Freyssinet, que l'on aperçoit dès la première case (voir ci-dessus), puis dans le cours de l'histoire :

(Swarte, 1974)

Il est inspiré d'un personnage réel, l'ingénieur Eugène Freyssinet (1879-1962), célèbre pour avoir déposé le brevet du béton précontraint et à qui l'on doit de nombreux ponts et barrages, grâce à sa technique du décintrement par vérins (qui rappelle un peu les ascenseurs hydrauliques imaginés par Swarte pour faire surgir de terre sa Deuxième Babel).

Le plus étrange est que, quinze ans plus tard, ce même ingénieur Freyssinet va resurgir dans un album d'Yves Chaland, F.52 (Humanoïdes Associés). Il y présenté comme l'inventeur d'un avion à propulsion atomique.


(Yves Chaland, F.52, 1989)

Certes, le vrai Freyssinet avait un peu travaillé pour les avions Bréguet et avait construit les pistes d'Orly, mais n'était pas du tout un spécialiste de l'aéronautique. Pourquoi Chaland, esprit curieux qui se nourrissait de lectures très diverses, l'a-t-il choisi pour F.52 ? Hasard ? Clin d'oeil à Swarte, dont il avait lu L'Art moderne (voir notre post Chaland, admirateur de Swarte) ? Réminiscence inconsciente ? En tout cas, Eugène Freyssinet aura réussi l'exploit d'apparaitre dans deux très grands albums de bande dessinée.


On trouve une autre curiosité dans Une Deuxième Babel : l'apparition d'un homme politique français radical-socialiste un peu oublié, Camille Chautemps (1885-1963), plusieurs fois ministre et président du Conseil en 1937, ce qui explique sans doute sa présence dans l'histoire de Swarte, lequel l'a assez fidèlement représenté, avec sa moustache et son chapeau.

(Camille Chautemps, Swarte)


(Le vrai Camille Chautemps, en 1933.)

On se demande bien où Joost Swarte était allé pêcher une photographie de cet homme politique français méconnu, en 1974, bien avant le règne de Google Images... L'exploit, surtout, c'est d'être parvenu à  faire d'un radical-socialiste des années 30 un héros d'une bande dessinée steampunk avant l'heure.




lundi 21 décembre 2015

Baby, you can drive our car !, par Ever Meulen

Je me souviens très bien du choc que j'ai ressenti lorsque j'ai vu pour la première fois ce dessin d'Ever Meulen. Ce devait être dans le Métal Hurlant Spécial Rock 2 (le n°45 bis, avec Elvis en couverture,  sorti en 1979, qui contenait quatre pages du grand Ever, si j'en crois l'excellent site Bdoubliées, véritable mine d'informations). J'ai toujours trouvé que cette composition avait une classe folle. Elle a été dessinée en 1975, en pleine période baba, bien avant le revival fifties des années 80.

(Ever Meulen, Baby you can drive our car !, 1975, modifié en 1982)

Ce dessin est l'un des plus célèbres d'Ever Meulen. A l'origine, dans sa version de 1975, il s'appelait  The Rocket Bros, du nom des trois Teddy Boys (on le lit sur le capot arrière de la voiture). Avec le temps, il est devenu célèbre sous le titre plus "beatlessien" de Baby, you can drive our car !, tel qu'il a été réédité en 1982.

En effet, dans une version noir & blanc de 1976, parue sur une double page du numéro 23 (janvier 1977) de Tante Leny, on peut découvrir ce titre écrit en haut à gauche (qui disparaîtra par la suite) :

(Version de 1976, noir et Blanc, Tante Leny n°23)


A l'origine, en effet, il s'agissait d'une sérigraphie éditée par l'artiste, d'un format de 50 sur 70 centimètres, numérotée à 170 exemplaires signés. "La sérigraphie de 1975 a fait fureur, mais pas tout de suite, se souvient Ever Meulen dans Automotiv. Ce n'est qu'après quelques années que les ventes se sont envolées, accompagnant la mode rétro. J'ai coupé les films couleurs à la main pour souligner l'effet rutilant de la carrosserie." Quarante ans plus tard, cette version est devenue très rare et s'échange à  plusieurs centaines d'euros.

Lorsqu'elle a été épuisée, la galerie bruxelloise Plaizier l'a rééditée, en 1982, dans un format plus petit (50 x 35), à 500 exemplaires. Sur chaque exemplaire, Ever Meulen a ajouté la mention manuscrite "1975. Baby, you can drive our car !" au crayon en bas à gauche et a signé "Ever Meulen 1982" en bas à droite. Cette version, du fait de son tirage, se trouve un peu plus facilement. Encore que...


(Ever Meulen, version de 1975 en haut et de 1982 en bas. Collection personnelle.)

Au verso de cette deuxième version était parfois jointe une petite notice explicative :





A première vue, les deux versions sont identiques. En réalité, le perfectionniste Ever Meulen a modifié un certain nombre de détails, notamment au niveau du tableau de bord et des garnitures de l'Oldsmobile.

(Version 1975, détail)


(Version 1982, détail)

Il a aussi modifié les couleurs des vêtements de l'enfant qui traine son petit bateau (?), rouge lui-aussi, lequel passe "sous" le cadre du dessin :

(Version 1975, détail))

(Version 1982, détail)

Mais je crois que mon personnage préféré est celui-là, qui observe la scène à la dérobée :




Le fait qu'il ait une glace à la main suggère qu'il était en compagnie de la pin up en short, laquelle tient elle-aussi une glace, mais a été abordée par les Frères Fusées. Va-t-elle céder à l'attrait de cette voiture américaine à trois volants ? (N'étant pas très porté sur la psychanalyse, je ne m'aventurerais pas à interpréter cette pluie de symboles -glace, fusée, voiture, triolisme...) 

Pour être complet, signalons qu'il existe une troisième version de ce dessin : une impression à encres pigmentaires de grand format (110 x 80), éditée à 7 exemplaires seulement par Champaka, à l'occasion de la magnifique exposition Ever Meulen de 2013. Prix : 500 euros. Il semblerait qu'un exemplaire soit encore disponible...

Mais c'est pour une autre rétrospective, à Louvain, en 2008, qu'Ever Meulen a laissé recréer la voiture aux trois volants grandeur nature :


(Photographie Geert, dont on trouve nombre de photographies de l'exposition de Louvain  sur ce forum.)


On recroisera les Rocket Bros dans un dernier dessin, daté de 1978, pour les dix ans de mai 68. On voit un pavé heurter l'Oldsmobile et l'un des trois frères dire : "Fred, faut mieux planquer la bagnole jusque fin mai... Faudra s'contenter du métro !"

Oui, mais comment draguer sans voiture ?



Addendum. En feuilletant un numéro de Schtroumpfanzine de 1978, je suis tombé sur cette photographie de Floc'h (qui avait encore une coupe baba, à l'époque !) :





Vous ne remarquez rien, en haut à gauche ? Notre mangeur de glace ! Preuve que cette sérigraphie mythique a orné les murs d'hommes de goût...