Joost Swarte, ligne claire & autres aventures

Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

mercredi 16 octobre 2024

Beau et fragile comme les premiers albums des Humanoïdes Associés

 A force de les avoir vus en librairie, sur mes rayonnages et dans les publicités de Métal Hurlant, j'avais fini par ne plus vraiment "voir" les premiers albums des Humanoïdes Associés. Et pourtant, entre 1975 et 1979, en terme de maquette, de fabrication, d'objet, certains sont de véritables ovnis.

Un exemple, l'orwellien 1996 de Chantal Montellier, paru en 1978 :


Et sa belle quatrième de couverture :



Ce qui frappe, dans cette période 1975-1979, c'est la variété des formats, des matières, des reliures. On trouve des albums agrafés par deux agrafes sur le dos (John Watercolor et sa redingote qui tue, Polonius, etc), un dos rond ou presque (Exterminateur 17), des couvertures à rabats (Aunoa, de Buzzelli), des jaquettes (les albums-cadeaux type Tueur de Monde), des cartonnés classiques et même un album en mono-cahier, comme certains Tintin des années 60 (le Spirit cartonné).


Avec son dos agrafé :



Ici, Aunoa, saisissante couverture pelliculée avec rabats :



Étrangement, le tout premier album des Humanoïdes Associés est une réédition, celle du Bandard fou (1974) de Moebius, paru quelques mois plus tôt aux Éditions du Fromage sous une forme très proche (seul le logo de l'éditeur change au 4ème plat). Dès le numéro 1 de Métal Hurlant, une publicité l'annonce :


Les albums suivants vont être conçus par Etienne Robial, sorte de directeur artistique informel des débuts de Métal Hurlant. Comme le rappelle Jean-Pierre Dionnet dans le très beau Alphabets + tracés + logotypes (Magnani, 2021), l'obsession de Robial était de rompre avec l'album cartonné franco-belge classique et de créer un objet unique à chaque fois. Ainsi pour Jason Muller (1975) d'Auclair, cette couverture type "pochoir" qui vaudra à Robial les félicitations du célèbre graphiste américain Milton Glaser :


Robial a également imaginé celle, très "sauvage", de Rolf (1975), de Corben ou encore celle de John Watercolor (on avait pu apercevoir le travail préparatoire lors de son exposition aux Arts Déco en 2023) :


Ou encore celle de Cauchemar blanc (1977), de Moebius, avec une typographie "lettre de rançon" (en haut à gauche, sur cette photo qui rassemble ses productions pour les Humanos), qui n'est pas sans rappeler l'esthétique punk que forgeait à la même époque Jamie Reid, le concepteur de la pochette de Never mind the bollocks des Sex Pistols, de l'autre côté de la Manche) :


On notera une sorte de "signature" subliminale de Robial sur nombre de ses couvertures : le fin filet adhésif rouge et blanc "scène de crime". On le retrouve par exemple sur ce superbe Spirit (et quel beau titre !) :


Si les premiers albums sont majoritairement brochés ou agrafés, les cartonnés apparaissent peu après et c'est tout naturellement Moebius (Arzach) et Druillet (La Nuit) qui ouvrent le bal en 1976. On trouve à cette période de très belles couvertures, comme celle du Dessinateur espion (1978) de Serge Clerc (ci-dessous une publicité parue dans Métal Hurlant n°35) :


J'avoue un petit faible pour la très étrange couverture d'Andy Gang (1979) de Chantal Montellier, avec sa belle typographie et ses personnages de dos :


Outre leur esthétique, l'autre caractéristique de ces albums principalement imprimés en Italie est hélas leur fragilité. Les quatrièmes de couverture sont parfois uniformément noires, un véritable cauchemar pour collectionneur, tant elles se rayent facilement (Blanche Épiphanie, la 2ème édition du Bandard Fou, etc). Les dos collés ne sont pas toujours très résistants (comme ceux des trois 30x30 Folles Images, pourtant censés être des albums de luxe). Certaines couvertures mates, dont quelques Spirit, résistent aussi mal aux lectures répétées (les pelliculées échappent plus facilement aux outrages du temps). Posséder un exemplaire immaculé de ces albums dont certains ont presque un demi-siècle constitue donc un plaisir presque sensuel pou le collectionneur.

Par définition, les cartonnés sont plus solides, comme cette magnifique édition originale de L'Homme est-il bon ? (1977), de Moebius, avec son étrange trait d'union en fin de ligne et se couleurs type "feutre" : 


Symboliquement, dans les derniers mois de 1979, notamment sous l'impulsion d'Yves Chaland, les Humanoïdes Associés vont se doter de collections structurées et moins anarchiques (Métal Hurlant, Pied Jaloux, etc) et uniformiser leur production. Les années 80 s'annoncent...

Ah si, il y a bien encore un dernier ovni, en janvier 1980, justement : mon cher Art moderne, de Swarte : format un peu petit inhabituel, dos toilé noir (le seul des Humanos, me semble-t-il, si l'on excepte les tirages de tête de Chaland, hommage évident aux dos toilés rouge de la Collection du Lombard), plats aux cartonnages très épais, cahiers cousus et des pages de garde personnalisées avec un dessin de Swarte. Il est étrange, au passage, que les Humanos aient presque toujours proposé des pages de garde unies, souvent noires ou blanches, et n'aient pas utilisé cet espace pour "customizer" davantage leurs albums.







dimanche 15 janvier 2023

Dans les coulisses de Futuropolis

L'exposition "Etienne Robial, Graphisme & Collection" qui se tient actuellement au Musée des arts décoratifs à Paris révèle quelques pans mythiques de l'histoire de Futuropolis et des Humanoïdes Associés, dont Robial fut un compagnon de route et une sorte de directeur artistique des débuts. Comme il n'existe pas de catalogue de cette exposition, ces pièces vont disparaître à nouveau dans les archives de Robial. En voici quelques-unes en photo.

Pour commencer, les maquettes des logos des trois premiers numéros de Métal Hurlant :




Ci-dessous, la maquette de l'album John Watercolor et sa redingote qui tue, de Moebius. Robial a réalisé les maquettes de couvertures de plusieurs de ces albums brochés ou agrafés des tout débuts des Humanos (les Spirit en noir et blanc, Jason Muller, etc), dans un esprit un peu proto-punk, que l'on retrouve sur les couvertures de la collection "Speed 17", dont il s'est aussi occupé.



Bien entendu, la mythique collection 30x40 est à l'honneur dans cette exposition. Ce "mur" permet de mieux mesurer combien chaque album avait sa maquette et sa typographie propres.


Et puisqu'on en est aux 30x40, j'en profite pour glisser une pièce de ma collection personnelle : le 30x40 de Swarte avec une dédicace sur la couverture. Cet exemplaire a appartenu à Tania Vandezande, la célèbre libraire-éditrice de Pepperland, à Bruxelles.



L'exposition montre aussi des recherches de couleur pour le dos de la version luxe (sous coffret) du Feu Vert d'Ever Meulen. L'élégant "vert Meulen" s'imposera, comme le montre le petit "OK"...


Ci-dessous, la maquette de la collection Copyright et de son logo :


L'exposition permet aussi de découvrir une pièce exceptionnelle : une caisse renfermant une flopée d'albums inédits à l'italienne signés Tardi, Swarte, Götting, etc, offerte à Robial le jour où Futuropolis est entré dans le giron de Gallimard, vers 1987-88. C'est Swarte qui a eu l'idée de ces albums, apparemment soutenu par Tardi.




L'exposition montre aussi l'affiche "Not made in Belgia !" qui ornait la porte de la librairie Futuropolis à la fin des années 70. On sait que Robial et Cestac n'aimaient pas les albums cartonnés couleur de 48 pages, même si une photo les montre en 1973 devant une pile de Tembo Tabou et d'En direct de Lagaffe, que l'on peut légitimement considérer comme des "belgeries"...


A propos de "belgerie", j'en profite pour insérer une autre pièce de ma collection personnelle : un exemplaire de travail de Robialopolis, le catalogue de l'exposition d'Angoulême de 1987 qui présentait tous les auteurs de Futuropolis, annoté de la main de Robial. Voilà ce qu'on pouvait y lire :



Cette pique ironique contre Chaland date donc de 1987. Chaland était encore bien vivant et même au sommet de sa gloire et de son influence. On devine ce qui pouvait énerver Robial dans l'hommage permanent aux grandes heures de la bande dessinée franco-belge que constituait l'oeuvre de Chaland.

A l'époque, Robial était très investi dans la petite Collection X de Futuropolis, qui publiait notamment de jeunes auteurs.

Mais Le Jeune Albert ne surclasse-t-il pas les 80 titres de cette collection ?


mercredi 4 août 2021

L'hommage caché de Moebius à Captivant ?

 Dans un précédent post, je m'étais intéressé au logo de Captivant, l'album de Chaland et Cornillon, discret hommage à celui de Vaillant.


Mais ne serait-ce pas ce logo qui figurerait aussi, légèrement modifié, dans la version couleur du Garage Hermétique de Moebius ?


La dynamique typographique un peu courbe et inclinée ainsi que la forme du grand "T" de ce "Captivating" rappellent le logo de l'album du duo Chaland-Cornillon.

Pourtant, étrangement, ce "Captivating !" ne figure pas dans la version d'origine de la page (par ailleurs un magnifique hommage aux splash pages du Spirit) telle que parue en noir et blanc :


En lieu et place de ce "Captivating !", on y trouvait un "Absorbant" dans une typo beaucoup plus ronde :


C'est dans la version en couleurs du Garage hermétique parue en octobre 1988 aux Humanoïdes Associés que ce "Captivating !", traduction littérale de "captivant", apparait soudain. Cette version couleur avait été créée à l'origine par Marvel pour la publication de l'album aux Etats-Unis.

Pour cette mise en couleurs, cinq noms de coloristes sont cités (mais parmi eux ni Chaland ni son épouse Isabelle Beaumennay, qui, on le sait, mettront en couleurs les premiers tomes de L'Incal).

Le nom de Moebius est également crédité pour les couleurs de ce Garage Hermétique. Serait-ce lui qui se serait amusé à glisser le mot "Captivating" dans son dessin ? Qui d'autre aurait osé modifier ainsi un détail dans cette planche emblématique du Maître ?

Un petit mystère de plus pour cet album mythique.

dimanche 21 février 2021

"Captivant", un album sous influence... communiste ?

Chaland et Cornillon, ces géniaux revisiteurs de la bande dessinée franco-belge, sont le plus souvent associés aux grandes heures des éditions Dupuis et Lombard (cette dernière donnera même son nom à l'un des héros les plus célèbres de Chaland). Une école belge bien-pensante et sous influence catholique, que nos deux amis s'amuseront à subvertir, toujours avec respect. A lui seul, Chaland publiera des variations autour de Morris (John Bravo), de Tillieux (Bob Memory), de Peyo et Sirius (Godefroid de Bouillon), de Franquin et Hubinon (Le Cimetière des éléphants).

Mais a-t-on remarqué un autre hommage discret qui barre la couverture du premier album du tandem, Captivant ?



Pour comprendre, il faut revenir au 1er juin 1945. Ce jour-là paraît le premier numéro de Vaillant, une publication qui prend la suite du Jeune Patriote, né dans la clandestinité sous l'Occupation. Les héros des premières bandes dessinées qui y sont publiées sont souvent des Résistants en butte à des méchants nazis.

Observons le logo de Vaillant : lettres rouges pétantes, légèrement penchées vers la droite et ombrées, longue barre gauche du "T", grand point rond sur le "i",  lettres qui vont en rapetissant et légère courbure générale (1). 

 



Voilà qui ressemble diablement au logo de Captivant :



Regardons maintenant de plus près la punchline de Vaillant :


"Le journal plus captivant". Un slogan qui sera décliné au fil des numéros de Vaillant, sous des formes visuelles différentes.

Pourrait-il s'agir d'une coïncidence ? La parenté graphique des deux logos et le choix de cet adjectif, "captivant", laisse plutôt penser à un clin d'oeil. Un clin d'oeil qui surprend, car Chaland et Cornillon (très tourné, lui, vers la bande dessinée américaine, certaines histoires de Captivant faisant songer à Wrightson), ne semblent pas trop avoir louché du côté de l'école Vaillant (à moins que Cornillon admire Poïvet ?)



Idéologiquement, si l'on ose dire, on n'associe pas le très politiquement incorrect tandem Chaland-Cornillon à Vaillant, publication proche du Parti Communiste Français. Esthétiquement non plus, d'ailleurs, surtout si l'on songe que Vaillant prendra le titre de Pif en 1969. Placid et Muzo ne semblent pas faire vraiment partie du panthéon de nos deux amis.

D'autant que le tandem ne se prive pas de prendre pour cible les communistes dans Captivant :


Ou encore :



Chaland a souvent raconté qu'il était fasciné par les recueils du Journal de Spirou qu'il découvrait, enfant, chez ses cousins et qu'il avait voulu en restituer l'esprit dans Captivant. Il semblerait que lui ou son compère Cornillon aient aussi eu en main des exemplaires de Vaillant. S'inspirer d'un logo "communiste" pour créer une fausse publication "anti-communiste" pastichant des bandes dessinées franco-belges bien-pensantes, voilà qui leur ressemble bien, au fond...

(1) Selon Marcel Birkan, auteur d'une très complète histoire de Vaillant parue dans Le Collectionneur de bandes dessinées (à partir du n° 50), ce logo pourrait être l'oeuvre du dessinateur Gire (Eugène Giroud).

vendredi 15 janvier 2021

Moebius et le bleu Maxfield Parrish

 C'est au hasard d'une chine (sur le net...) que j'ai acquis cette dédicace de Jean-Pierre Dionnet. Elle figure dans un exemplaire du volume 1 du recueil des couvertures (et éditos) de Métal Hurlant, paru à l'occasion des trente ans du magazine, en 2005 (un régal, soit dit en passant).


La couverture du recueil en question :


Qui reprend la couverture mythique du premier numéro de Métal Hurlant, paru en 1975 :


Dans ses Mémoires, Un pont sur les étoiles (Hors Collection, 2019), Dionnet, membre fondateur des Humanoïdes Associés et rédacteur en chef de Métal Hurlant, revient sur l'histoire de cette couverture : "On y voit un monstre assis sur un rocher. C'est une peinture de Moebius, qui a interprété un dessin réalisé par Maxfield Parrish dans une publicité pour les lampes Mazda, qui représentait une femme."

Maxfield Parrish (1870-1966) fut une star de l'illustration américaine de la première moitié du XXème siècle (Daybreak, qui date de 1922, est une oeuvre iconique). Il est devenu richissime grâce à des campagnes de publicité ou à ses calendriers pour Edison-Mazda, la célèbre compagnie d'éclairage.

Moebius lui-même a revendiqué le clin d'oeil, à sa manière ludique et cérébrale : "Ce dessin est inspiré d'une peinture de Maxfield Parrish, qui représentait une très belle femme assise sur un rocher. Je l'ai réalisé comme une blague, mais derrière cette blague il y a une idée intéressante. Peut-être que cette fille est vraiment un monstre et nous voyons maintenant sa vraie forme avec des seins plats et vides. Elle pleure, car elle sait qu'elle est seule et qu'elle est un monstre." (The art of Moebius, Epic Comics, 1989, traduction Christophe Compin, à qui on doit un travail remarquable sur les inspirations de Giraud/Moebius).

La peinture en question est sans doute Stars, qui date de 1913, et semble avoir inspiré Moebius pour la composition, le rocher et surtout le bleu, ce fameux bleu cobalt parfois rebaptisé "Parrish blue" tant il a rendu célèbre le peintre américain :


En évoquant une publicité Mazda dans sa dédicace, Dionnet pensait sans doute plutôt à cette peinture-là, qui reprend le même cadrage :


Ou à celle-ci pour le bleu ?



Dans ses Mémoires, Dionnet raconte comment Parrish parvenait à ce bleu d'outre-monde : "Le dessin de Moebius est très beau, mais son bleu n'est pas aussi pur que celui de son modèle. Parrish possédait une technique particulière dont Corben s'inspirera. Il commençait par tracer son trait avec un bleu très léger, sur lequel il posait des couleurs pures, comme un rose fuchsia, puis il recouvrait le tout d'un léger glacis et il ajoutait une couche de vert. Il obtenait ainsi des couleurs transparentes qui se superposaient avec un effet de lumière unique." Le fameux "glaze" Parrish...

Il faut bien l'avouer, on a eu un choc, quand, quarante ans après sa réalisation, on a découvert l'original lors d'une (étrange) vente aux enchères de bandes dessinées organisée par Artcurial à Hongkong. Il est parti à 29 000 euros (frais compris)  :

"Dessin insolé", précisait la notice...

Ou le fameux jaune Maxfield Parrish ?


mardi 8 décembre 2020

Jijé, la biographie définitive ?

 Il a déjà été question de Jijé ici, notamment à propos d’un hommage appuyé de Chaland au père de Blondin et Cirage.

Il va en être de nouveau question aujourd’hui, à l’occasion de la parution de Joseph Gillain, une vie de bohème, la monumentale biographie que lui consacre François Deneyer, créateur de l’ex-Musée Jijé à Bruxelles. Monumentale par ses dimensions (450 pages grand format, plus de deux kilos sur la balance…) Monumentale par son exhaustivité et sa précision chirurgicale. Monumentale, enfin, par la richesse de l’iconographie, très souvent inédite. 



Jijé et l'abbé Balthasar à Dinant en 1945.


Au-delà des faits connus -Jijé pilier du Journal de Spirou pendant la guerre, Jijé maître de Morris, Franquin et Will, Jijé créateur de Jerry Spring…-, François Deneyer révèle ou éclaire des pans méconnus de la vie de Joseph Gillain. Ainsi, découvre-t-on que, comme beaucoup de Belges, le jeune homme fut furtivement fasciné dans les années trente par le phénomène Léon Degrelle, sans doute sous l’influence du conservateur abbé Balthasar, un ami de sa très chrétienne famille (et dont il serait tentant de faire l’abbé Wallez de Jijé, même si leur oeuvre commune, la biographie d’Emmanuel, pensée comme un autre best-seller à la Don Bosco, fut un échec retentissant, dont les causes sont parfaitement analysées par François Deneyer). Mais tentation de jeunesse seulement, car, toute sa vie, Joseph Gillain restera un homme libre, indépendant des chapelles politiques.



Jijé, maître du style semi-réaliste (ici, Blondin et cirage au Mexique, 1951).

D’ailleurs, le chapitre méticuleux que François Deneyer consacre aux huit semaines que Jijé passa à la prison de Dinant à la Libération permet enfin de connaître toute la vérité sur ce mystérieux épisode. Le dessinateur fut bien victime de commérages locaux s’étonnant qu’il ait pu nourrir sa famille pendant la guerre uniquement grâce à ses « petits dessins ». On admirera au passage l’énergie vitale de Jijé, capable de continuer à dessiner du fond de sa cellule, tandis que sa famille se faisait un sang d’encre à l’extérieur…



Le célèbre Spirou de Jijé qui ornera la première page du Journal de Spirou à partir de novembre 1947.

Justement, au fil des pages et des anecdotes se dessine un étonnant portrait psychologique de Joseph Gillain : chrétien sensuel, travailleur acharné, ami truculent, père atypique, capable de lubies et de distractions insensées. Et, par dessus tout, une énergie folle -entre 1940 et 1945, il aura dessiné… 672 planches ! C’est à cette même période qu’il inaugure son style réaliste, qui, à son summum -disons les années 50, avec Le Gang du diamant et Golden Creek en point d’orgue- sera caractérisé par un « fouetté » unique. Le « Milton Caniff belge » influencera une pléiade d’auteurs, à commencer, bien entendu, par Giraud.



Une case emblématique du Gang du diamant.

Autre dimension intéressante relevée par François Deneyer et souvent absente des biographies consacrées aux stars du neuvième art : le prix des planches pratiqué par les éditeurs lors de la pré-publication et son évolution selon les époques et les supports. Précision non anodine, car elle amènera Joseph Gillain -qui devait faire « bouillir la marmite » d’une famille nombreuse- à consacrer pas mal de temps à la publicité ou à ses dérivés comme Bonux-Boy. On comprend aussi entre les lignes que cet impératif matériel ne fut pas étranger à la reprise de Tanguy et Laverdure, cette série, au fond, qui ne ressemble guère à Joseph Gillain…



Une couverture peu connue signée Gillain.

L’une des autres qualités de cette biographie est de ne pas cacher que Jijé pouvait « expédier » certaines planches, notamment dans les Valhardi yé-yé ou certains Jerry Spring (François Deneyer montre bien comment le passage de trois à quatre strips par page, fortement suggéré par Dupuis, a profondément modifié cette dernière série, en réduisant de fait les dessins de chevaux et de grands espaces).


Là encore, la différence avec Hergé-le-perfectionniste saute aux yeux. Les relations entre les deux auteurs -agacement d’Hergé trouvant, à juste titre, que Jijé le copie un peu trop à la fin des années trente, relations cordiales empreintes d’admiration plus tard- sont d’ailleurs bien disséquées, correspondance à l’appui.



Autoportrait de Joseph Gillain aux Etats-Unis, vers 1949-50.

D’ailleurs, s’il fallait comparer cette très riche biographie à l’une de celles consacrées au père de Tintin, ce serait sans nul doute à Hergé : Lignes d’une vie (Moulinsart) de Philippe Goddin. Même exhaustivité, même rigueur, même empathie critique. Précisons enfin que ce pavé est édité par François Deneyer lui-même et que son tirage se monte à 1000 exemplaires seulement. Ce qui devrait en faire un objet recherché dans quelques années…