Ligne claire, ligne sombre & autres aventures

dimanche 24 novembre 2024

Dans l'inconscient (belge) d'Yves Chaland

 J'ai toujours adoré la première case d'Al Memory. Découverte lors de sa prépublication dans Métal Hurlant n°59 de janvier 1981, son ambiance hivernale (ah, les petits nuages de buée du personnage de gauche, dont la silhouette est brossée avec l'un de ces traits de pinceau ultra-épais utilisés par Chaland pour "fixer" ses premiers plans !), ce tram vintage et cette 4 CV sont restés gravés sur ma rétine depuis.



Et puis, un jour, en relisant La Mauvaise tête, l'un des chefs d'oeuvre de Franquin, je suis tombé sur cette case :


Avec son personnage principal habillé de rouge (comme Al Memory), sa 4 CV (un modèle appelé par ailleurs à un rôle crucial dans l'album), son cinéma qui joue un western et la silhouette de l'immeuble au loin, j'ai soudain eu l'impression étrange de voir la scène d'Al Memory sous un autre angle. Un peu comme si Chaland était posté un peu plus loin sur le trottoir, en ce jour de 1954, pour réaliser son propre dessin...

Les deux dessinateurs utilisent d'ailleurs à peu près le même cadrage au ras du sol. Ils ont tous deux glissé dans leur case leur lot de passants anonymes, l'une des marques de fabrique de l'école de Marcinelle (Franquin, Peyo et Roba excellaient dans cet exercice). L'homme qui attend le tram dans le dessin de Chaland fait comme écho à celui qui est posté devant le cinéma chez Franquin. Et les deux enseignes de cinéma ont la même typographie blanche à néon rouge intérieur. 


Le fait que les deux cinémas passent un western et que les deux affiches montrent un cow-boy à large chapeau accentue encore le sentiment de ressemblance générale. Evidemment, celui de Chaland est un clin d'oeil direct à son héros John Bravo, dont une histoire était parue en juillet 1980, quelque mois avant Al Memory, dans Astrapi (puis reprise en 1987 en un petit album).


Mais Chaland, encore imprégné de l'humour politiquement incorrect qui irriguait Captivant (1979), ce faux journal au logo "communiste" co-signé avec son ami Luc Cornillon, ne peut s'empêcher d'ajouter une seconde affiche de cinéma, figurant un Noir jouant du tam-tam, et qui annonce le film Ça y en a bon Congo...

Une affiche que l'on a préféré laisser hors-champ sur le magnifique pignon bruxellois du 49 rue des Alexiens sur lequel le dessin a été reproduit en immense :


Ce qui est touchant, dans le télescopage de ces deux images, c'est que Chaland s'y montre presque plus "bruxellois" que Franquin : ces tramways dits "jaune primerose" ont bien existé et les motrices portaient bien le numéro de modèle 1348 ; et le cinéma Métropole, dont on devine le nom, fut l'un des plus célèbres de la capitale belge (il était situé au 30 de la rue Neuve). On sait combien en ces années-là Chaland aimait "monter" à Bruxelles et, guidé par les frères Pasamonik, y humer l'air de ses albums préférés des années 50.

N'oublions pas que La Mauvaise tête occupait une place particulière dans le panthéon intime du dessinateur : dans sa collection personnelle de dessins originaux figurait cette pièce de choix signée Franquin -projet pour une couverture de recueil Spirou ?- toute droite sortie de la scène finale de cet album (et reprise en couverture de La Collection Chaland, Reporter, 1995) :


Avec la première case d'Al Memory, nous ne sommes donc pas dans l'un de ces clins d'oeil directs adressés par Chaland à ses aînés (la cour de récréation de Jijé, les nuits d'encre de Will Eisner, etc), qui pullulent dans ses albums. Il ne s'est pas directement inspiré de la case de La Mauvaise tête pour construire celle d'Al Memory.

Ici, nous plongeons en fait directement dans l'inconscient de Chaland, qui, plus jeune, avait lu et assimilé des milliers de cases, plans, détails, en feuilletant de vieux recueils de Spirou. Et c'est sans doute ce qui est le plus émouvant dans cet hommage inconscient : cette réminiscence venue du plus profond de l'enfance.

Et pour le plaisir, terminons avec la sérigraphie tirée (à 150 exemplaires) à partir de cette merveilleuse case, encore rehaussée par la délicatesse des couleurs, assez différentes de celles retenues pour le pignon de la rue des Alexiens.







mercredi 16 octobre 2024

Beau et fragile comme les premiers albums des Humanoïdes Associés

 A force de les avoir vus en librairie, sur mes rayonnages et dans les publicités de Métal Hurlant, j'avais fini par ne plus vraiment "voir" les premiers albums des Humanoïdes Associés. Et pourtant, entre 1975 et 1979, en terme de maquette, de fabrication, d'objet, certains sont de véritables ovnis.

Un exemple, l'orwellien 1996 de Chantal Montellier, paru en 1978 :


Et sa belle quatrième de couverture :



Ce qui frappe, dans cette période 1975-1979, c'est la variété des formats, des matières, des reliures. On trouve des albums agrafés par deux agrafes sur le dos (John Watercolor et sa redingote qui tue, Polonius, etc), un dos rond ou presque (Exterminateur 17), des couvertures à rabats (Aunoa, de Buzzelli), des jaquettes (les albums-cadeaux type Tueur de Monde), des cartonnés classiques et même un album en mono-cahier, comme certains Tintin des années 60 (le Spirit cartonné).


Avec son dos agrafé :



Ici, Aunoa, saisissante couverture pelliculée avec rabats :



Étrangement, le tout premier album des Humanoïdes Associés est une réédition, celle du Bandard fou (1974) de Moebius, paru quelques mois plus tôt aux Éditions du Fromage sous une forme très proche (seul le logo de l'éditeur change au 4ème plat). Dès le numéro 1 de Métal Hurlant, une publicité l'annonce :


Les albums suivants vont être conçus par Etienne Robial, sorte de directeur artistique informel des débuts de Métal Hurlant. Comme le rappelle Jean-Pierre Dionnet dans le très beau Alphabets + tracés + logotypes (Magnani, 2021), l'obsession de Robial était de rompre avec l'album cartonné franco-belge classique et de créer un objet unique à chaque fois. Ainsi pour Jason Muller (1975) d'Auclair, cette couverture type "pochoir" qui vaudra à Robial les félicitations du célèbre graphiste américain Milton Glaser :


Robial a également imaginé celle, très "sauvage", de Rolf (1975), de Corben ou encore celle de John Watercolor (on avait pu apercevoir le travail préparatoire lors de son exposition aux Arts Déco en 2023) :


Ou encore celle de Cauchemar blanc (1977), de Moebius, avec une typographie "lettre de rançon" (en haut à gauche, sur cette photo qui rassemble ses productions pour les Humanos), qui n'est pas sans rappeler l'esthétique punk que forgeait à la même époque Jamie Reid, le concepteur de la pochette de Never mind the bollocks des Sex Pistols, de l'autre côté de la Manche) :


On notera une sorte de "signature" subliminale de Robial sur nombre de ses couvertures : le fin filet adhésif rouge et blanc "scène de crime". On le retrouve par exemple sur ce superbe Spirit (et quel beau titre !) :


Si les premiers albums sont majoritairement brochés ou agrafés, les cartonnés apparaissent peu après et c'est tout naturellement Moebius (Arzach) et Druillet (La Nuit) qui ouvrent le bal en 1976. On trouve à cette période de très belles couvertures, comme celle du Dessinateur espion (1978) de Serge Clerc (ci-dessous une publicité parue dans Métal Hurlant n°35) :


J'avoue un petit faible pour la très étrange couverture d'Andy Gang (1979) de Chantal Montellier, avec sa belle typographie et ses personnages de dos :


Outre leur esthétique, l'autre caractéristique de ces albums principalement imprimés en Italie est hélas leur fragilité. Les quatrièmes de couverture sont parfois uniformément noires, un véritable cauchemar pour collectionneur, tant elles se rayent facilement (Blanche Épiphanie, la 2ème édition du Bandard Fou, etc). Les dos collés ne sont pas toujours très résistants (comme ceux des trois 30x30 Folles Images, pourtant censés être des albums de luxe). Certaines couvertures mates, dont quelques Spirit, résistent aussi mal aux lectures répétées (les pelliculées échappent plus facilement aux outrages du temps). Posséder un exemplaire immaculé de ces albums dont certains ont presque un demi-siècle constitue donc un plaisir presque sensuel pou le collectionneur.

Par définition, les cartonnés sont plus solides, comme cette magnifique édition originale de L'Homme est-il bon ? (1977), de Moebius, avec son étrange trait d'union en fin de ligne et ses couleurs type "feutre" : 


Symboliquement, dans les derniers mois de 1979, notamment sous l'impulsion d'Yves Chaland, les Humanoïdes Associés vont se doter de collections structurées et moins anarchiques (Métal Hurlant, Pied Jaloux, etc) et uniformiser leur production. Les années 80 s'annoncent...

Ah si, il y a bien encore un dernier ovni, en janvier 1980, justement : mon cher Art moderne, de Swarte : format un peu petit inhabituel, dos toilé noir (le seul des Humanos, me semble-t-il, si l'on excepte les tirages de tête de Chaland, hommage évident aux dos toilés rouge de la Collection du Lombard), plats aux cartonnages très épais, cahiers cousus et des pages de garde personnalisées avec un dessin de Swarte. Il est étrange, au passage, que les Humanos aient presque toujours proposé des pages de garde unies, souvent noires ou blanches, et n'aient pas utilisé cet espace pour "customizer" davantage leurs albums.